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Critique de AnnaCan


« Joe avait l'impression d'être comme un papillon de nuit et de se heurter vainement contre la vitre de la réalité – une réalité qu'il ne faisait qu'entr'apercevoir de l'extérieur. »

Le lecteur, à l'instar du héros dickien Joe Chip, se heurte vainement dans ce livre à la réalité, poursuivant inlassablement une chimère en perpétuel mouvement qui lui échappe comme une ombre à mesure qu'il s'en approche. Bousculé dans ses certitudes, croyant enfin, au terme de tâtonnements et d'errements angoissés, saisir une infime parcelle de vérité, il voit celle-ci s'évanouir avant même d'avoir eu le temps de savourer sa maigre victoire. Telle est l'expérience que vit le lecteur de Ubik, renvoyé au niveau des personnages, aussi paumé et perplexe qu'eux, et c'est ce qui fait de cette lecture une expérience sidérante et inoubliable.

Philip K.Dick, dont la soeur jumelle Jane est morte quelques semaines après la naissance, a toute sa vie été hanté par la mort. Pas étonnant qu'il ait inspiré des écrivains qui creusent inlassablement cette question, comme Don DeLillo, dont j'ai eu l'occasion, en chroniquant Bruit de fond, de pointer les similitudes avec Ubik, comme Houellebecq, ou Emmanuel Carrère qui lui consacra une biographie, Je suis vivant et vous êtes morts, et comme tant d'autres encore.
Mais chez Dick, dont la vie psychique extrêmement tourmentée l'a mené à plusieurs reprises aux portes de la mort, cette angoisse prend une tournure assez inhabituelle, se transformant en un rapport schizophrène au réel. Comme le souligne Carrère, autre grand écrivain à la vie psychique tourmentée, de ce côté-ci du miroir, Philip est vivant et sa soeur Jane est morte. Mais de l'autre, c'est le contraire. Il est mort et Jane « se penche anxieusement sur le miroir où habite son petit frère. » Qui peut dire de quel côté du miroir se situe la réalité ? Et c'est cette interrogation vertigineuse qui traverse tout le livre, un livre qu'on serait bien en peine de réduire à un genre. Tout le monde s'accorde à dire que Ubik est un livre de science-fiction, écrit à la fin des années soixante, à une époque où la science-fiction était à peine considérée comme de la littérature. Mais Ubik est aussi un livre philosophique réinterprétant le mythe de la caverne de Platon, un livre métaphysique posant plus de questions qu'il n'apporte de réponses, un livre mystique — l'on peut s'interroger sans fin sur la signification profonde du vaporisateur miracle qui donne son titre au livre — une critique acerbe de la société de consommation… Ubik est le chef-d'oeuvre de Dick, Ubik est un chef-d'oeuvre tout court, Ubik est un livre culte, Ubik est un immense classique de la littérature américaine. Ubik est vertigineux, un puits sans fond, un labyrinthe dans lequel le lecteur aventureux se perd… Bref, Ubik est plus grand que Ubik.

Au début du livre, pourtant, rien ne laisse présager la déflagration qui va suivre. le livre démarre assez classiquement avec la mise en place d'un monde bien réel, le nôtre, plus précisément celui de Dick transposé deux bonnes décennies plus loin dans le temps, en 1992.
Le héros, Joe Chip, impécunieux notoire entretenant une relation chancelante avec le réel, travaille pour une entreprise dirigée par un énergique vieillard, Glenn Runciter, dont la mission est de protéger les lieux sensibles et les cerveaux infiltrés par les psis — télépathes et précogs. Les entreprises comme celles de Glenn Runciter luttent contre des forces insaisissables qui menacent la survie de l'humanité, en ne pouvant compter que sur les aptitudes inégales de leurs agents et sur l'aide dérisoire de flash publicitaires en forme de campagnes de prévention :
«  « Protégez votre vie privée », martelaient-elles toutes les heures et sur tous les supports. « En ce moment même, un inconnu tente peut-être de lire dans vos pensées ! Êtes-vous certain d'y être vraiment seul ? » »
Toute ressemblance avec notre monde interconnecté truffé de cookies et de virus délétères est bien entendu fortuite.
Dans ce monde aux contours bien réels, j'insiste, les morts ne sont pas tout à fait morts, mais maintenus dans un état de semi vie dans un caisson cryogénique. Dans ce monde toujours, les objets de consommation courante sont tous payants et ont la détestable habitude de réclamer leur dû en l'assortissant de remontrances, voire de menaces quand l'infortuné ne s'exécute pas sur le champ. Ainsi l'éternel impécunieux Joe Chip dépense-t-il beaucoup d'énergie à tenter de faire fonctionner les appareils électroménagers qui peuplent son conapt (appartement), en pure perte, d'ailleurs. Cela donne lieu à des scènes hilarantes parfaitement absurdes qui, là encore, ne sont pas sans présenter de troublantes similitudes avec notre monde.

Donc, jusqu'ici, la réalité, bien qu'un peu bizarre, paraît avoir des contours assez nettement définis. Jusqu'à ce que Glenn Runciter accepte une délicate mission sur la lune à la demande d'un multi-milliardaire qui semble être une préfiguration d'Elon Musk. Il s'y rend avec Joe Chip et onze de ses meilleurs agents afin de nettoyer le site prétendument infiltré par des psis. La mission ne se passe pas tout à fait comme prévu…
À partir de là, par petites touches d'abord, le réel voit ses contours se flouter. Des objets de la vie courante sont soudain frappés de sénescence….
« Somnambulesque, submergé par la douleur sourde et persistante du trauma, il sortit de sa poche une cigarette tordue et l'alluma. le tabac était sec, insipide. Il s'émietta entre ses doigts. »
…. tandis que l'insaisissable Glenn Runciter se met à apparaître sous les formes les plus inattendues : c'est sa voix sans aucun doute que Joe Chip entend dans le combiné du téléphone; c'est son nom qui apparaît brusquement dans une publicité sur une boîte d'allumettes; c'est son effigie qui remplace celle de Walt Disney sur une pièce de cinquante cents…
Puis, à mesure que le roman avance, enfin si l'on peut dire, le temps part littéralement en lambeaux, une bouffée de 1939 dérivant en 1992, à moins que ce ne soit l'inverse, tandis que les personnages luttent de façon de plus en plus désespérée contre l'entropie et la mort :
« L'incertitude, la lente avancée de l'entropie, c'est cela, le processus à l'oeuvre ; et la plaine de glace en est la conséquence. Quand je fermerai les yeux pour la dernière fois, l'univers disparaîtra. »

J'ai songé en relisant ce livre au film « Mulholland Drive » de David Lynch. Tant qu'on ne détient pas la clé, en l'occurrence celle qui nous permet de comprendre que ce que nous voyons à l'écran, à partir d'un moment donné, n'est plus la réalité, mais ce que l'héroïne du film, gavée de barbituriques, vit en rêve, on ne comprend absolument rien. C'est la même chose dans Ubik. Sans la clé de décryptage, on ne peut qu'avancer à tâtons, à l'instar du héros, dans ce monde de cauchemar. La tension monte, le parcours du héros relève à la fois du jeu de piste et de la course contre la montre. L'angoisse qui saisit le lecteur serait insoutenable s'il n'y avaient ces bouffées d'humour absurde qui le sauvent de l'asphyxie. Ainsi, alors que Joe Chip parvient à rejoindre son conapt où tous les objets ont régressé à un stade antérieur, l'exaspérante porte d'entrée, elle, n'a pas changé d'un iota, persistant à réclamer son dû avec une égale insistance : « Cinq cents, s'il vous plaît ».

Alors, où sommes-nous? Si le monde halluciné de Ubik semble tout droit sorti d'un mauvais rêve ou d'un bad trip, nous pressentons que ce n'est pas cela, la clé. Joe Chip n'est pas en train de dormir et nous ne sommes pas dans son rêve. Trop simple. Alors, quoi?
Peut-être que l'une des clés se cache dans le graffiti découvert par Joe Chip dans les toilettes de l'entreprise de Glenn Runciter ?

« Sautez dans l'urinoir pour y chercher de l'or.
Je suis vivant et vous êtes morts »

Et peut-être pas.
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