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Citations sur Essais sur la peinture - Salons de 1759 - 1761 - 1763 (21)

Mille peintres sont morts sans avoir senti la chair; mille autres mourront sans l’avoir sentie.
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Je vous ai déjà dit mon avis sur le monument de Reims, exécuté par Pigalle, et mon sujet m'y ramène. Que signifie , à côté de ce porte-faix étendu sur des ballots, cette femme qui conduit un lion par la crinière ?
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Un jeune homme fut consulté par sa famille sur la manière dont il voulait qu’on fît peindre son père. C’était un ouvrier en fer : « Mettez-lui, dit-il, son habit de travail, son bonnet de forge, son tablier ; que je le voie à son établi avec une lancette ou autre ouvrage à la main ; qu’il éprouve ou qu’il repasse, et surtout n’oubliez pas de lui faire mettre ses lunettes sur le nez. » Ce projet ne fut point suivi ; on lui envoya un beau portrait de son père, en pied, avec une belle perruque, un bel habit, de beaux bas, une belle tabatière à la main ; le jeune homme, qui avait du goût et de la vérité dans le caractère, dit à sa famille en la remerciant : « Vous n’avez rien fait qui vaille, ni vous, ni le peintre ; je vous avais demandé mon père de tous les jours, et vous ne m’avez envoyé que mon père des dimanches…[5] » C’est par la même raison que M. de La Tour, si vrai, si sublime d’ailleurs, n’a fait, du portrait de M. Rousseau, qu’une belle chose, au lieu d’un chef-d’œuvre qu’il en pouvait faire. J’y cherche le censeur des lettres, le Caton et le Brutus de notre âge ; je m’attendais à voir Épictète en habit négligé, en perruque ébouriffée, effrayant, par son air sévère, les littérateurs, les grands et les gens du monde ; et je n’y vois que l’auteur du Devin du village, bien habillé, bien peigné, bien poudré, et ridiculement assis sur une chaise de paille ; et il faut convenir que le vers de M. de Marmontel dit très-bien ce qu’est M. Rousseau, et ce qu’on devrait trouver, et ce qu’on cherche en vain dans le tableau de M. de La Tour [6]. On a exposé cette année dans le Salon un tableau de la Mort de Socrate, qui a tout le ridicule qu’une composition de cette espèce pouvait avoir. On y fait mourir sur un lit de parade le philosophe le plus austère et le plus pauvre de la Grèce. Le peintre n’a pas conçu combien la vertu et l’innocence, près d’expirer au fond d’un cachot, sur un lit de paille, sur un grabat, ferait une représentation pathétique et sublime.
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C’est celui-ci qui est un peintre ; c’est celui-ci qui est un coloriste.

Il y a au Salon plusieurs petits tableaux de Chardin ; ils représentent presque tous des fruits avec les accessoires d’un repas. C’est la nature même ; les objets sont hors de la toile et d’une vérité à tromper les yeux.

Celui qu’on voit en montant l’escalier mérite surtout l’attention. L’artiste a placé sur une table un vase de vieille porcelaine de la Chine, deux biscuits, un bocal rempli d’olives, une corbeille de fruits, deux verres à moitié pleins de vin, une bigarade avec un pâté.

Pour regarder les tableaux des autres, il semble que j’aie besoin de me faire des yeux ; pour voir ceux de Chardin, je n’ai qu’à garder ceux que la nature m’a donnés et m’en bien servir.

Si je destinais mon enfant à la peinture, voilà le tableau que j’achèterais. « Copie-moi cela, lui dirais-je, copie-moi cela encore. » Mais peut-être la nature n’est-elle pas plus difficile à copier.

C’est que ce vase de porcelaine est de la porcelaine ; c’est que ces olives sont réellement séparées de l’œil par l’eau dans laquelle elles nagent ; c’est qu’il n’y a qu’à prendre ces biscuits et les manger, cette bigarade l’ouvrir et la presser, ce verre de vin et le boire, ces fruits et les peler, ce pâté et y mettre le couteau.

C’est celui-ci qui entend l’harmonie des couleurs et des reflets. Ô Chardin ! ce n’est pas du blanc, du rouge, du noir que tu broies sur ta palette : c’est la substance même des objets, c’est l’air et la lumière que tu prends à la pointe de ton pinceau et que tu attaches sur la toile [8].

Après que mon enfant aurait copié et recopié ce morceau, je l’occuperais sur la Raie dépouillée du même maître. L’objet est dégoûtant, mais c’est la chair même du poisson, c’est sa peau, c’est son sang ; l’aspect même de la chose n’affecterait pas autrement. Monsieur Pierre, regardez bien ce morceau, quand vous irez à l’Académie, et apprenez, si vous pouvez, le secret de sauver par le talent le dégoût de certaines natures.

On n’entend rien à cette magie. Ce sont des couches épaisses de couleur appliquées les unes sur les autres et dont l’effet transpire de dessous en dessus. D’autres fois, on dirait que c’est une vapeur qu’on a soufflée sur la toile ; ailleurs, une écume légère qu’on y a jetée. Rubens, Berghem, Greuze, Loutherbourg vous expliqueraient ce faire bien mieux que moi ; tous en feront sentir l’effet à vos yeux. Approchez-vous, tout se brouille, s’aplatit et disparaît ; éloignez-vous, tout se recrée et se reproduit.

On m’a dit que Greuze montant au Salon et apercevant le morceau de Chardin que je viens de décrire, le regarda et passa en poussant un profond soupir. Cet éloge est plus court et vaut mieux que le mien.

Qui est-ce qui payera les tableaux de Chardin, quand cet homme rare ne sera plus ? Il faut que vous sachiez encore que cet artiste a le sens droit et parle à merveille de son art.

Ah ! mon ami, crachez sur le rideau d’Apelle et sur les raisins de Zeuxis. On trompe sans peine un artiste impatient et les animaux sont mauvais juges en peinture. N’avons-nous pas vu les oiseaux du jardin du Roi aller se casser la tête contre la plus mauvaise des perspectives ? Mais c’est vous, c’est moi que Chardin trompera quand il voudra.

1763
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CHARDIN [38].

Il y a de Chardin un Retour de chasse [39] ; des Pièces de gibier [40], un Jeune Élève qui dessine, vu par le dos ; une Fille qui fait de la tapisserie [41] ; deux petits tableaux de Fruits [42] ; c’est toujours la nature et la vérité. Vous prendriez les bouteilles par le goulot si vous aviez soif ; les pêches et les raisins éveillent l’appétit et appellent la main. M. Chardin est homme d’esprit, il entend la théorie de son art ; il peint d’une manière qui lui est propre, et ses tableaux seront un jour recherchés. Il a le faire aussi large dans ses petites figures que si elles avaient des coudées. La largeur du faire est indépendante de l’étendue de la toile et de la grandeur des objets. Réduisez tant qu’il vous plaira une Sainte Famille de Raphaël et vous n’en détruirez point la largeur du faire.
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Examen du clair-obscur.

Si une figure est dans l’ombre, elle est trop ou trop peu ombrée, si, la comparant aux figures plus éclairées, et la faisant par la pensée avancer à leur place, elle ne nous inspire pas un pressentiment vif et certain qu’elle le serait autant qu’elles. Exemple de deux personnes qui montent d’une cave, dont l’une porte une lumière, et que l’autre suit. Si celle-ci a la quantité de lumière ou d’ombre qui lui convient, vous sentirez qu’en la plaçant sur la même marche que celle-là, elle s’éclairera successivement, de manière que, parvenue sur cette marche, elles seront toutes deux également éclairées.

Moyen technique de s’assurer si les figures sont ombrées sur le tableau comme elles le seraient en nature. C’est de tracer sur un plan celui de son tableau ; d’y disposer des objets, soit à la même distance que ceux du tableau, soit à des distances relatives, et de comparer les lumières des objets du plan aux lumières des objets du tableau. Elles doivent être, de part et d’autre, ou les mêmes, ou dans les mêmes rapports. La scène d’un peintre peut être aussi étendue qu’il le désire ; cependant il ne lui est pas permis de placer partout des objets ; il est des lointains où les formes de ces objets n’étant plus sensibles, il est ridicule de les y jeter, puisqu’on ne met un objet sur la toile que pour le faire apercevoir et distinguer tel. Ainsi, quand la distance est telle qu’à cette distance les caractères qui individualisent les êtres ne se font plus distinguer, qu’on prendrait, par exemple, un loup pour un chien, ou un chien pour un loup, il ne faut plus en mettre. Voilà peut-être un cas où il ne faut plus peindre la nature.

Tous les possibles ne doivent point avoir lieu en bonne peinture ; car il y a tel concours d’événements dont on ne peut nier la possibilité, mais dont la combinaison est telle qu’on voit que peut-être ils n’ont jamais eu lieu, et ne l’auront peut-être jamais. Les possibles qu’on peut employer, ce sont les possibles vraisemblables, ce sont ceux où il y a plus à parier pour que contre, qu’ils ont passé de l’état de possibilité à l’état d’existence dans un certain temps limité par celui de l’action. Exemple : il se peut faire qu’une femme soit surprise par les douleurs de l’enfantement en pleine campagne ; il se peut faire qu’elle y trouve une crèche ; il est possible que cette crèche soit appuyée contre les ruines d’un ancien monument ; mais la rencontre possible de cet ancien monument est à sa rencontre réelle, comme l’espace entier où il peut y avoir des crèches est à la partie de cet espace qui est occupée par d’anciens monuments. Or ce rapport est infiniment petit ; il n’y faut donc avoir aucun égard ; et cette circonstance est absurde, à moins qu’elle ne soit donnée par l’histoire, ainsi que les autres circonstances de l’action. Il n’en est pas ainsi des bergers, des chiens, des hameaux, des troupeaux, des voyageurs, des arbres, des ruisseaux, des montagnes et de tous les autres objets qui sont dispersés dans les campagnes, et qui les constituent. Pourquoi peut-on les mettre dans la peinture dont il s’agit, et sur le champ du tableau ? Parce qu’ils se trouvent plus souvent dans la scène de la nature qu’on se propose d’imiter, qu’il n’arrive qu’ils ne s’y trouvent pas. La proximité ou la rencontre d’un ancien monument est aussi ridicule que le passage d’un empereur dans le moment de l’action. Ce passage est possible, mais d’un possible trop rare pour être employé ; celui d’un voyageur ordinaire l’est aussi, mais d’un possible si commun que l’emploi n’en a rien que de naturel. Il faut que le passage de l’empereur ou la présence de la colonne soit donné par l’histoire.

Deux sortes de peintures ; l’une qui, plaçant l’œil tout aussi près du tableau qu’il est possible, sans le priver de sa faculté de voir distinctement, rend les objets dans tous les détails qu’il aperçoit à cette distance, et rend ces détails avec autant de scrupule que les formes principales ; en sorte qu’à mesure que le spectateur s’éloigne du tableau, à mesure il perd de ses détails, jusqu’à ce qu’enfin il arrive à une distance où tout disparaisse, en sorte qu’en s’approchant de cette distance où tout est confondu, les formes commencent peu à peu à se faire discerner, et successivement les détails à se recouvrer, jusqu’à ce que l’œil replacé en son premier et moindre éloignement, il voit dans les objets du tableau les variétés les plus légères et les plus minutieuses. Voilà la belle peinture, voilà la véritable imitation de la nature. Je suis, par rapport à ce tableau, ce que je suis par rapport à la nature, que le peintre a prise pour modèle ; je la vois mieux à mesure que mon œil s’en approche ; je la vois moins bien à mesure que mon œil s’en éloigne. Mais il est une autre peinture qui n’est pas moins dans la nature, mais qui ne l’imite parfaitement qu’à une certaine distance ; elle n’est, pour ainsi parler, imitatrice que dans un point ; c’est celle où le peintre n’a rendu vivement et fortement que les détails qu’il a aperçus dans les objets du point qu’il a choisi ; au delà de ce point, on ne voit plus rien ; c’est pis encore en deçà. Son tableau n’est point un tableau ; depuis sa toile jusqu’à son point de vue on ne sait ce que c’est. Il ne faut pourtant pas blâmer ce genre de peinture ; c’est celui du fameux Rembrandt. Ce nom seul en fait suffisamment l’éloge.

D’où l’on voit que la loi de tout finir a quelque restriction : elle est d’observation absolue dans le premier genre de peinture dont j’ai parlé dans l’article précédent ; elle n’est pas de même nécessité dans le second genre. Le peintre y néglige tout ce qui ne s’aperçoit dans les objets que dans les points plus voisins du tableau que celui qu’il a pris pour son point de vue.

Exemple d’une idée sublime de Rembrandt : Rembrandt a peint une Résurrection du Lazare ; son Christ a l’air d’un tristo : il est à genoux sur le bord du sépulcre ; il prie, et l’on voit s’élever deux bras du fond du sépulcre.

Exemple d’une autre espèce : il n’y aurait rien de si ridicule qu’un homme peint en habit neuf au sortir de chez son tailleur, ce tailleur fût-il le plus habile homme de son temps. Mieux un habit collerait sur les membres, plus la figure serait la figure d’un homme de bois, outre ce que le peintre perdrait du côté de la variété des formes et des lumières qui naissent des plis et du chiffonnage des vieux habits. Il y a encore une raison qui agit en nous, sans que nous nous en apercevions ; c’est qu’un habit n’est neuf que pendant quelques jours, et qu’il est vieux pendant longtemps, et qu’il faut prendre les choses dans l’état qu’elles ont d’une manière la plus durable. D’ailleurs il y a dans un habit vieux une multitude infinie de petits accidents intéressants ; de la poudre, des boutons manquants, et tout ce qui tient de l’user. Tous ces accidents rendus réveillent autant d’idées et servent à lier les différentes parties de l’ajustement : il faut de la poudre pour lier la perruque à cet habit.
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La nature ne fait rien d’incorrect. Toute forme, belle ou laide, a sa cause ; et, de tous les êtres qui existent, il n’y en a pas un qui ne soit comme il doit être.

Voyez cette femme qui a perdu les yeux dans sa jeunesse. L’accroissement successif de l’orbe n’a plus distendu ses paupières ; elles sont rentrées dans la cavité que l’absence de l’organe a creusée ; elles se sont rapetissées. Celles d’en haut ont entraîné les sourcils ; celles d’en bas ont fait remonter légèrement les joues, la lèvre supérieure s’est ressentie de ce mouvement, et s’est relevée ; l’altération a affecté toutes les parties du visage, selon qu’elles étaient plus éloignées ou plus voisines du lieu principal de l’accident. Mais croyez-vous que la difformité se soit renfermée dans l’ovale ? croyez-vous que le cou en ait été tout à fait garanti ? et les épaules et la gorge ? Oui bien, pour vos yeux et les miens. Mais appelez la nature ; présentez-lui ce cou, ces épaules, cette gorge, et la nature dira : « Cela c’est le cou, ce sont les épaules, c’est la gorge d’une femme qui a perdu les yeux dans sa jeunesse. »

Tournez vos regards sur cet homme, dont le dos et la poitrine ont pris une forme convexe. Tandis que les cartilages antérieurs du cou s’allongeaient, les vertèbres postérieures s’en affaissaient ; la tête s’est renversée, les mains se sont redressées à l’articulation du poignet, les coudes se sont portés en arrière, tous les membres ont cherché le centre de gravité commun, qui convenait le mieux à ce système hétéroclite ; le visage en a pris un air de contrainte et de peine. Couvrez cette figure ; n’en montrez que les pieds à la nature ; et la nature dira, sans hésiter : « Ces pieds sont ceux d’un bossu. »
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Et malheur aux peintres, si celui qui parcourt une galerie y porte jamais ces principes ! Heureux le temps où ils seront populaires ! C’est la lumière générale de la nation qui empêche le souverain, le ministre et l’artiste de faire des sottises. O sacra reverentia plebis ! Il n’y en a pas un qui ne soit tenté de s’écrier : « Canaille, combien je me donne de peine, pour obtenir de toi un signe d’approbation ! »

Il n’y a pas un artiste qui ne vous dise qu’il sait tout cela mieux que moi. Répondez-lui de ma part que toutes ses figures lui crient qu’il en a menti.

Il y a des objets que l’ombre fait valoir, d’autres qui deviennent plus piquants à la lumière. La tête des brunes s’embellit dans la demi-teinte, celle des blondes à la lumière.

Il est un art de faire les fonds, surtout aux portraits. Une loi assez générale, c’est qu’il n’y ait au fond aucune teinte qui, comparée à une autre teinte du sujet, soit assez forte pour l’étouffer ou arrêter l’œil.
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C’est l’instant du jour, la saison, le climat, le site, l’état du ciel, le lieu de la lumière, qui en rendent le ton général fort ou faible, triste ou piquant. Celui qui éteint la lumière s’impose la nécessité de donner du corps à l’air même, et d’apprendre à mon œil à mesurer l’espace vide par des objets interposés et graduellement affaiblis. Quel homme, s’il sait se passer du grand agent, et produire sans son secours un grand effet !

Méprisez ces gauches repoussoirs, si grossièrement, si bêtement placés, qu’il est impossible d’en méconnaître l’intention. On a dit qu’en architecture, il fallait que les parties principales se tournassent en ornements ; il faut, en peinture, que les objets essentiels se tournent en repoussoirs. Il faut que dans une composition les figures se lient, s’avancent, se reculent, sans ces intermédiaires postiches, que j’appelle des chevilles ou des bouche-trous. Téniers avait une autre magie.

Mon ami, les ombres ont aussi leurs couleurs. Regardez attentivement les limites et même la masse de l’ombre d’un corps blanc ; et vous y discernerez une infinité de points noirs et blancs interposés. L’ombre d’un corps rouge se teint de rouge ; il semble que la lumière, en frappant l’écarlate, en détache et emporte avec elle des molécules. L’ombre d’un corps avec la chair et le sang de la peau, forme une faible teinte jaunâtre. L’ombre d’un corps bleu prend une nuance de bleu ; et les ombres et les corps reflètent les uns sur les autres. Ce sont ces reflets infinis des ombres et des corps qui engendrent l’harmonie sur votre bureau, où le travail et le génie ont jeté la brochure à côté du livre, le livre à coté du cornet, le cornet au milieu de cinquante objets disparates de nature, de forme et de couleur. Qui est-ce qui observe ? qui est-ce qui connaît ? qui est-ce qui exécute ? qui est-ce qui fond tous ces effets ensemble ? qui est-ce qui en connaît le résultat nécessaire ? La loi en est pourtant bien simple ; et le premier teinturier à qui vous portez un échantillon d’étoffe nuancée, jette la pièce d’étoffe blanche dans sa chaudière, et sait l’en tirer teinte comme vous l’avez désirée. Mais le peintre observe lui-même cette loi sur sa palette, quand il mêle ses teintes. Il n’y a pas une loi pour les couleurs, une loi pour la lumière, une loi pour les ombres ; c’est partout la même.
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Je connais un portrait peint par Le Sueur ; vous jureriez que la main droite est hors de la toile, et repose sur la bordure. On vante singulièrement ce merveilleux dans la jambe et le pied du Saint Jean-Batiste de Raphaël, qui est au Palais-Royal. Ces tours (le l’ail ont été fréquents dans tous les temps et chez tous les peuples. J’ai vu un Arlequin, ou un Scaramouche de Gillot, dont la lanterne était à un demi-pied du corps. Quelle est la tête de La Tour autour de laquelle l’œil ne tourne pas ? Où est le morceau de Chardin, ou même de Roland de La Porté, où l’air ne circule pas entre les verres, les fruits et les bouteilles ? Le bras du Jupiter foudroyant d’Apelle saillait hors de la toile, menaçait l’impie, l’adultère, s’avançait vers sa tête. Peut-être n’appartiendrait-il qu’à un grand maître de déchirer le nuage qui enveloppait Enée, de me le montrer comme il apparut à la crédule et facile reine de Carthage :

Circumfusa repente
Scindit se nubes, et in aethera purgat apertum.
Virg. Æneid. lib. I, v. 590.

Avec tout cela, ce n’est pas là la grande partie, la partie difficile du clair-obscur. La voici :

Imaginez, comme dans la géométrie des indivisibles de Cavalleri [3], toute la profondeur de la toile coupée, n’importe en quel sens, par une infinité de plans infiniment petits. Le difficile, c’est la dispensation juste de la lumière et des ombres, et sur chacun de ces plans, et sur chaque tranche infiniment petite des objets qui les occupent ; ce sont les échos, les reflets de toutes ces lumières les unes sur les autres. Lorsque cet effet est produit (mais où et quand l’est-il ?) l’œil est arrêté, il se repose. Satisfait partout, il se repose partout ; il s’avance, il s’enfonce, il est ramené sur sa trace. Tout est lié, tout tient. L’art et l’artiste sont oubliés. Ce n’est plus une toile, c’est la nature, c’est une portion de l’univers qu’on a devant soi.

Le premier pas vers l’intelligence du clair-obscur, c’est une étude des règles de la perspective. La perspective approche les parties des corps, ou les fait fuir, par la seule dégradation de leurs grandeurs, par la seule projection de leurs parties, vues à travers un plan interposé entre l’œil et l’objet, et attachées, ou sur ce plan même, ou sur un plan supposé au delà de l’objet.

Peintres, donnez quelques instants à l’étude de la perspective ; vous en serez bien récompensés par la facilité et la sûreté que vous en retrouverez dans la pratique de votre art. Réfléchissez-y un moment ; et vous concevrez que le corps d’un prophète enveloppé de toute sa volumineuse draperie, et sa barbe touffue, et ses cheveux qui se hérissent sur son front, et ce linge pittoresque qui donne un caractère divin à sa tête, sont assujettis dans tous leurs points aux mêmes principes que le polyèdre. À la longue, l’un ne vous embarrassera pas plus que l’autre. Plus vous multiplierez le nombre idéal de vos plans, plus vous serez corrects et vrais ; et ne craignez pas d’être froids par une condition de plus ou de moins ajoutée à votre technique.

Ainsi que la couleur générale d’un tableau, la lumière générale a son ton. Plus elle est forte et vive, plus les ombres sont limitées, décidées et noires. Éloignez successivement la lumière d’un corps, et successivement vous en affaiblirez l’éclat et l’ombre. Éloignez-la davantage encore, et vous verrez la couleur d’un corps prendre un ton monotone, et son ombre s’amincir, pour ainsi dire, au point que vous n’en discernerez plus les limites. Rapprochez la lumière, le corps s’éclairera, et son ombre se terminera. Au crépuscule, presque plus d’effet de lumière sensible, presque aucune ombre particulière discernable. Comparez une scène de la nature, dans un jour et sous un soleil brillant, avec la même scène sous un ciel nébuleux. Là, les lumières et les ombres seront fortes ; ici, tout sera faible et gris. Mais vous avez vu cent fois ces deux scènes se succéder en un clin d’œil, lorsqu’au milieu d’une campagne immense quelque nuage épais, porté par les vents qui régnaient dans la partie supérieure de l’atmosphère, tandis que la partie qui vous entourait était immobile et tranquille, allait à votre insu s’interposer entre l’astre du jour et la terre. Tout a perdu subitement son éclat. Une teinte, un voile triste, obscur et monotone est tombé rapidement sur la scène. Les oiseaux même en ont été surpris, et leur chant suspendu. Le nuage a passé, tout a repris son éclat, et les oiseaux ont recommencé leur ramage.
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