Non pas qu'elle renie ni regrette la beauté un rien sauvage qu'on lui attribuait mais elle restait persuadée que cette joliesse la desservait, la rendait coupable d'un délit de belle gueule.
Même si ses collègues ne l'évitaient pas franchement, il se sentait dans la peau d'un pestiféré, le front gravé du sceau du malheur.
Comme beaucoup de gamins, il avait enfant ressenti une véritable attraction pour les engins de chantier tels que les grues, les bulldozers, les bétonnières, les camions-bennes. Les pelleteuses surtout le fascinaient, avec leur bras et leur mécanisme hydraulique, leurs chenilles d'acier et leur cabine pleine de leviers. Son plus beau souvenir restait cette Caterpillar jaune à échelle 1/16, plus vraie que nature, découverte au pied du sapin pour le Noël de ses six ans.
Les gens de la ville, tous ces gens de l'asphalte, c'est ainsi qu'il se plaisait à les nommer, ne voyaient en elle qu'un fléau froid et envahissant dont il fallait nettoyer les routes le plus rapidement possible, quand ils ne louaient pas au contraire sa venue à l'approche des vacances, ne comprenant pas qu'elle tarde à arriver. Germain lui n'avait jamais considéré la neige autrement que pour ce qu'elle était : une évidence qui revenait chaque hiver recouvrir le massif, une vieille connaissance que l'on devait accepter comme elle était et qui n'avait que faire qu'on l'aime ou qu'on ne l'aime pas.
Constater à chacun de ses réveils que son organisme n'était plus que ruine constituait une souffrance plus terrible encore que les douleurs physiques.
Avant même de quitter son lit, Germain sut qu’elle était là. Les sons feutrés disaient sa présence, tout comme la clarté intense du dehors que peinaient à contenir les volets. Une excitation toute enfantine s’emparait à chaque fois du vieil homme au moment de la retrouver et il dut refréner l’envie de se ruer vers la fenêtre. Ne pas mettre la charrue avant les bœufs, la phrase préférée que ce trou du cul de kiné d’à peine vingt ans lui rabâchait à chacune de ses visites hebdomadaires. « Les bœufs avant la charrue, je sais », grommela Germain pour lui-même. Attendre que le sang irrigue de nouveau l’extrémité de ses membres engourdis avant même de penser à chausser les pantoufles. Il grimaça. Constater à chacun de ses réveils que son organisme n’était plus que ruine constituait une souffrance plus terrible encore que les douleurs physiques. Il en arrivait à envier parmi ses congénères ceux partis vadrouiller au pays des absences sur le continent Alzheimer, l’esprit envolé avant le corps, en éclaireur.
Contrairement à la plupart des arts, la sculpture ne pardonnait pas l’erreur. Un coup de maillet mal dosé, un éclat de voix en trop et s’en était fini. C’était ce qui lui plaisait, à Germain, ce challenge permanent qui consistait à soustraire de la matière en une succession d’actes définitifs sans possibilité aucune de retour en arrière. Aussi irrémédiable que d’abattre un arbre, songea l’ancien.
Le veillard ignorait que cette science si particulière qu'il pratiquait portait le nm barbare de dendrochronologie. Une information dont il n'avait que faire.
Germain lisait les arbres de la même manière que d'autres lisent les livres., passant d'un cerne à un autre comme on tourne des pages, sans autre prétention que d'interroger les géants sur la la marche du temps à la recherche d'une certaine logique dans ses successions concentriques.
La croissance d'un arbre se réalise en deux étapes, la première au printemps et la deuxième plus lente en été. La croissance de printemps donne naissance à un cercle clair tandis que celle d'été aboutit à un anneau beaucoup plus étroit et foncé. Chaque saison laisse ainsi son empreinte indélébile.