La foi et le deuil étaient-ils une seule et même chose ?
Je me suis arrêtée sur le seuil de la pièce.
Je ne pouvais pas donner le reste de ses chaussures.
Je suis demeurée là un moment, puis j'ai compris pourquoi : il aurait besoin de chaussures, s'il revenait.
Me rendre compte que j'avais eu cette pensée ne l'a en rien fait disparaître.
A ce jour, je n'ai toujours pas cherché à savoir (en donnant les chaussures, par exemple) si cette pensée a perdu de sa force.
J'avais besoin d'être seule pour qu'il puisse revenir.
Ainsi commença pour moi l'année de la pensée magique.
C'est à ce moment précis, en me demandant si j'avais mangé, que j'ai eu l'intuition de ce qui allait se passer désormais : j'ai su, ce soir-là, que la seule idée de manger me ferait vomir.
L'affliction est autre chose. L'affliction ne connaît pas la distance. L'affliction se manifeste par vagues, par de brusques élans, des appréhensions soudaines qui font fléchir les genoux, aveuglent le regard et annihilent le cours de la vie normale. Pratiquement tous ceux qui en ont fait l'expérience parlent de ces "vagues". Eric Lindemann, chef du service de psychiatrie au Massachusetts General Hospital dans les années 1940, qui interviewa les proches des victimes de l'incendie de Cocoanut Grove en 1942, définissait ce phénomène avec une absolue précision dans sa célèbre étude publiée en 1944 : "des sensations de détresse somatique, par vagues, d'une durée de vingt minutes à une heure d'affilée, l'impression d'avoir la gorge serrée, d'étouffer, d'avoir le souffle court, un besoin de soupirer, un vide au creux de l'abdomen, une diminution des forces musculaires, et une intense détresse subjective décrite comme de la tension ou de la douleur mentale".
Gorge serrée.
Etouffer, besoin de soupirer.
Philippe Ariès, dans L'homme devant la mort, remarque que, dans la Chanson de Roland, la principale caractéristique de la mort, même soudaine ou accidentelle, est qu'elle "laisse le temps de l'avertissement". On demande à Gauvain : "Ha beau doux sire, pensez-vous donc si tôt mourir ?" Gauvain répond : "Oui, sachez que je ne vivrai pas deux jours." Ariès écrit : "Ni le mire, ni les compagnons, ni les prêtres, ces derniers ignorés et absents, ne savent aussi bien que lui. Le moribond mesure seul le temps qui lui reste."
"Décès prononcé à 22h18."
Il me fallait croire qu'il était mort depuis le début.
Ne pas croire cela, c'était penser que j'aurais pu le sauver.
Et pourtant, jusqu'au moment où j'ai vu le rapport d'autopsie, c'est bien ce que j'ai continué à penser. Manière typique de se bercer d'illusions. D'une illusion invincible.
Au milieu de la vie nous sommes dans la mort, disent les Episcopaliens devant la tombe.
« Et puis plus rien-disparu »
« c’était même le côté ordinaire de tout ce qui avait précédé l’évènement qui m’empêchait de croire pour de bon qu’il avait eu lieu, de l’absorber, de le digérer, de le surmonter… nous nous étonnons tous de la banalité des circonstances dans lesquelles l’impensable se produit »