La mort d'un parent, écrivait-il, "quoique nous y soyons préparés, et malgré notre âge, remue des choses profondes en nous, déclenchent des réactions qui nous surprennent et peuvent libérer des souvenirs, des sentiments que nous pensions éteints depuis longtemps. C'est comme si, durant cette période indéterminée qu'on appelle le deuil, on était dans un sous-marin, entouré par le silence de l'océan, conscient du poids de la profondeur, tantôt proche, tantôt lointain, assailli par la mémoire."
Les gens qui ont récemment perdu quelqu'un ont un air particulier, que seuls peut-être ceux qui l'ont décelé sur leur propre visage peuvent reconnaitre. Je l'ai remarqué sur mon propre visage et je le remarque à présent sur d'autres. C'est un air d'extrême vulnérabilité, une nudité, une béance.
Tu ne crains rien.
Je suis là.
J’avais cru que nous avions ce pouvoir.
Maintenant je sais que si nous voulons vivre nous-mêmes, vient un moment où nous devons nous défaire de nos morts, les laisser partir, les laisser morts.
Savoir tout cela ne rend pas plus facile de les laisser partir au fil de l’eau
J'ai toujours eu le sentiment que le sens même des choses résidait dans le rythme des mots, des phrases, des paragraphes, j'ai développé une technique pour tenir à distance toutes mes pensées, toutes mes croyances, en les recouvrant d'un vernis de plus en plus impénétrable.
Le mariage, c'est la mémoire ; le mariage, c'est le temps. Le mariage, ce n'est pas seulement le temps ; c'est aussi, paradoxalement, le déni du temps. Pendant quarante ans, je me suis vue à travers le regard de John. Je n'ai pas vieilli. Cette année, pour la première fois depuis mes vingt-neuf ans, je me suis vue à travers le regard des autres ; pour la première fois, j'ai compris que j'avais de moi-même l'image d'une personne beaucoup plus jeune. Nous sommes d'imparfaits mortels, ainsi faits que lorsque nous pleurons nos pertes, c'est aussi, pour le meilleur et pour le pire, nous-mêmes que nous pleurons. Tels que nous étions. Tels que nous ne sommes plus. Tels qu'un jour nous ne serons plus du tout
Je sais pourquoi nous essayons de garder les morts en vie : nous essayons de les garder en vie afin de les garder auprès de nous.
Je sais aussi que, si nous voulons vivre nous-m^mes, vient un moment où nous devons nous défaire de nos morts, les laisser partir, les laisser morts.
Les laisser devenir la photo sur la table de chevet.
Les laisser devenir le nom sur les comptes de tutelle.
Les laisser partir au fil de l’eau.
Savoir tout cela ne rend pas plus facile de le laisser partir au fil de l’eau.
«La vie change vite.
La vie change dans l'instant.
On s'apprête à dîner et la vie telle qu'on la connaît s'arrête.
Tels étaient les premiers mots que j’avais écrits après l’événement.
Pendant longtemps je n’ai rien écrit d’autres.
Jusqu’à présent, j’avais été confrontée seulement à la douleur, non pas au deuil. La douleur était passive. La douleur survenait. Le deuil, l’acte de faire face à la douleur, demandait de l’attention
Le temps est l’école où nous apprenons
Le chagrin du deuil, en fin de compte, est un état qu'aucun de nous ne connaît avant de l'avoir atteint. Nous envisageons (nous savons) qu'un de nos proches pourrait mourir, mais nous ne voyons pas au-delà des quelques jours ou semaines qui suivent immédiatement cette mort imaginée. Même de ces quelques jours ou semaines, nous nous faisons une idée erronée. Nous nous attendons, peut-être, si la mort est soudaine, à ressentir un choc. Nous ne nous attendons pas à ce que ce choc oblitère tout, disloque le corps comme l'esprit. Nous nous attendons peut-être à être prostrés, inconsolables, fous de chagrin. Nous ne nous attendons pas à être littéralement fous, à être la cliente pas difficile qui croit que son mari va revenir et avoir besoin de ses chaussures. Dans la version du deuil que nous imaginons, le principe sera celui de la "guérison". C'est un mouvement vers l'avant qui prévaudra. Ce sont les premiers jours qui seront les pires. Nous imaginons que le moment le plus éprouvant sera l'enterrement, après quoi adviendra cette hypothétique guérison. Quand nous songeons à l'enterrement, nous craignons de ne pas "y arriver", être à la hauteur, faire preuve de cette "force" qui, entend-on invariablement, est la réaction appropriée face à la mort. Nous nous attendons à devoir rassembler notre courage pour ce moment : serai-je capable de saluer les gens, serai-je capable de quitter la scène, serai-je même capable de m'habiller, ce jour-là ? Nous n'avons aucun moyen de savoir que ces questions ne se poseront pas ; que les funérailles en elles-mêmes seront un événement anodin, une sorte de régression narcotique que nous traversons enveloppés dans l'attention prodiguée par les autres, dans la gravité et le sens de l'instant. Pas plus que nous ne pouvons avoir conscience à l'avance (et c'est là que réside la différence essentielle entre le deuil tel que nous l'imaginons et le deuil tel qu'il est vraiment) de l'absence infinie qui s'ensuit, le vide, l'exact opposé du sens, la succession interminable de ces moments où nous serons confrontés au contraire même du sens, à l'absurdité.