Environ 135 000 tirailleurs venant de l'Afrique de l'Ouest - Sénégal, Mali, Niger - sont venus combattre pour la France entre 1914 et 1918. Envoyés à la boucherie par la folie des officiers français, beaucoup n'en réchapperont pas. Souvent d'origine modeste, ces jeunes hommes d'une vingtaine d'années ne parlaient pas le français, ne maîtrisaient pas l'écriture. Il n'est donc guère étonnant qu'aucune de leurs missives ne soient répertoriées dans les recueils de lettres de poilus. Avec Frère d'âme,
David Diop a voulu dépasser le côté parfois désincarné de l'histoire, faisant fî des chiffres ou des faits, pour s'attacher à transmettre une sensibilité, une émotion toute littéraire et inscrire dans l'histoire des vainqueurs le camps de ceux qu'ils avaient sacrifiés pour obtenir la victoire.
Déracinés et loin de leur patrie, ces jeunes tirailleurs n'étaient pas uniquement des frères d'armes. Ils étaient aussi des frères d'âme. Alors, lorsque Mademba, "son plus que frère" n'en finit plus d'agoniser dans ses bras, la raison d'Alfa s'envole.
C'est alors l'histoire de la folie qui se déploie de manière glaçante sous les yeux du lecteur.
Malgré les brumes de la folie, Alfa est conscient de son rôle au sein de cette guerre qui n'est pas la sienne. Après la mort de son plus que frère, Alfa Ndiaye va libérer ce que la France attend de lui, sa part de sauvagerie. Muni de son fusil et de son coupe-coupe réglementaires, il n'aura de cesse de terroriser l'ennemi. Mais au coeur de cette barbarie sans nom, dans laquelle chacun cherche une explication à sa propre mort, la violence de Ndiaye sera incomprise, rejetée, bannie, ostracisée.
Utilisé comme une confession, le roman peut cependant dérouter par son style naïf, répétitif voire incantatoire. Tout au long des pages, le lecteur ne pourra que se demander à qui s'adresse ce jeune Alfa : à Dieu? à Mademba, son ami tombé sur le champ de bataille? aux lecteurs? Sans doute conviendra-t-il ici d'y voir une complainte chuchotée dans les airs, que le vent se chargera de conter à tous ceux qui veulent écouter. Quant au style répétitif, il n'est pas sans rappeler les caractéristiques fondamentales de la tradition orale. Certains pourront se lasser de ces "trop" nombreuses redondances, déclamées comme des mantras. D'autres trouveront cette oralité écrite magnifique et poétique tant elle est métaphorique. Car Alfa ne parle que le wolof et son intériorité est nourrie par sa langue maternelle. Et quand bien même le lecteur peut ne pas partager cette même sensibilité, il ne peut rester étranger à la poésie qui se dégage des réflexions du jeune homme, malgré les affres de la folie et la violence de la guerre.
L'histoire de ce Frère d'âme est déchirante, magnifique, douloureusement belle. le lecteur ne peut en sortir indemne. Malgré tout, je dois avouer que, sans l'éclairage avisé d'un professeur de littérature africaine, je serais sans doute passée à côté, lassée de ces trop nombreuses répétitions. Il m'aura donc fallu de nombreuses pages d'adaptation pour que j'accepte de prendre de plein fouet la beauté de l'écriture de
David Diop. Et quelle beauté !
Ce livre, aux multiples visages, est à lire et à relire. Sans doute est-ce pour cela qu'il a été récompensé du Goncourt des lycéens...