Citations sur La condition pavillonnaire (123)
Puis les lumières s'éteignaient. Alors ton mari ne pouvait s'empêcher, peut-être en souvenir de votre première rencontre, de prendre ta main dans la sienne, de t'enlacer; et qu'est-ce que l'amour, sinon un homme qui vous prend la main dans le noir?
Car ce serait à l'avenir toujours la même chose, toujours ces matinées et ces repas, toujours en famille, ce souci constant des autres… Tu étais donc condamnée à cela, toi, à tout jamais leur mère.
Plus jamais sans toute une logistique, il n'y aurait ces matinées égoïstes et calmes, quand tu pouvais juste prendre un café et rêver à ton samedi soir, à ce que tu allais t'acheter avec ta dernière paie, plus jamais, à cause de ces enfants sortis de tes entrailles pour suçoter du lait sur cette table, tu ne pourrais ne penser qu'à toi.
Lorsque vous vous couchiez côte à côte le soir, chacun lisant un livre, tu pensais toujours à la même image: ton père et ta mère allongés quand tu entrais dans leur chambre pour un dernier baiser; lui lisant le journal, elle feuilletant un roman; et il y avait dans cette répétition, qui t'aurait fait frémir vingt ans auparavant, quelque chose au contraire de rassurant; tu éteignais la lumière. Vous vous endormiez serrés l'un contre l'autre.
Plutôt que mille mots, rien qu'une minute se montrer sûr de lui et te donner assez d'importance pour se fâcher. Tu aurais préféré qu'il se mette en colère plutôt que de le voir sans cesse se replier piteux et jouer l'apaisement, comme si par des gestes tendres il pouvait calmer la hargne que tu voulais mater sans savoir comment.
L'expression "paix intérieure" résonne étrangement en toi. Le contraire de la paix, c'est la guerre, et tu as tellement l'impression depuis des mois de te battre en permanence: contre la vieillesse, la dévalorisation, ou simplement contre l'envie de ne pas aller travailler.
Tu aurais voulu que chaque semaine des mots différents soient marqués sur le calendrier, date de spectacle, coiffeur, achat d'un nouveau meuble, n'importe quel événement, tu mettais beaucoup de soin à prévoir tout cela, et s'il arrivait malgré tes efforts de voir une semaine vide sur le calendrier, un accablement sourd t'enserrait dès le dimanche.
Cette maison était une ascension; on naît dans une vallée à vaches et on se retrouve après-guerre à faire partie de ceux qui peuvent séparer leur lieu de travail de leur lieu domestique.
Soudain tu pleurais, car c'est une perte considérable de ne plus sentir un corps chaud contre soi, de ne plus entendre la voix qui vous appelle par votre prénom la nuit comme le jour.
C'est l'arrivée des petits-enfants qui déclencha la plus grande détente, puisque nulle inquiétude personnelle, nul souci matériel ne venait assombrir ces naissances.