La condition pavillonnaire

Car c'est une erreur de croire que les années apportent une amnistie. Jusqu'au bout les désirs, l'imagination et les angoisses continuent à creuser leur chemin dans le soubassement de nos vies. Combien il était difficile pour toi par exemple de regarder dans le miroir la vieille femme que tu étais devenue. Toi qui avait été si belle, tes yeux enfoncés dans leur orbite désormais te faisaient peur. Cette peau marquée de taches sombres, qui se tirait partout en rides, à voir de près, c'en était effrayant.

Un soir où vous étiez seules, tu lui racontas ton aventure avec Philippe. Tu lui brossas le tableau d'une passion virevoltante, aux escapades sentimentales nombreuses finissant par un terrible drame. Pour la première fois, tu sentis Sidonie en admiration devant toi. C'est là qu'il est bon d'avoir un véritable expresso, pour que ce genre de moment soit plus intense;

Tu te demandais si c'était lui, cet homme capable de t'aimer, de te rassurer, d'être surprenant, de te comprendre sans rien lui dire, de te protéger tout en te laissant libre, de t'être fidèle, d'élever vos enfants, d'avoir un bon salaire, et de ne pas rentrer trop tard à la maison.

Incipit

D'une histoire commencée avant nous, et qui se continuera tant qu'on pourra tenir des cadastres et des conversations, édifier des murs, creuser au bulldozer, cultiver un potager, élever des enfants, tant qu'on pourra payer du géomètre, de l'ingénieur, de l'ouvrier ; tant qu'il sera possible de se réunir chez un notaire pour imprimer un acte de vente en quatre exemplaires dans un bureau climatisé. D'une histoire qui se continuera après nous tant qu'il y aura du couple pour y résider, s'aimer, nettoyer, bricoler, recevoir, vivre en somme ; tant qu'ils seront assez fertiles pour se reproduire, engendrant une famille de plusieurs membres et dans cette famille toi, la femme, M-A.

M.A. n’avait pas compris que ce qui remplit la vie est un mode d’être, le présent de la phrase dans laquelle on respire, non un événement placé dans le futur et qui, après consommation de lui-même, nous laissera déçus.

Sur cette plage ton corps retrouvait son unité; comme si toute ta personne - éparpillée en petits morceaux pendant l'année, petits morceaux durs comme des outils, et qui remplissaient, efficaces et rapides, toutes les tâches qui t'incombaient jour après jour- dans l'eau et le sel maintenant s'amollissait, se liquéfiait, devenait de flaques timides qui se cherchaient maladroitement, puis allègrement entre elles pour te restituer enfin une intégrité, le plaisir d'être une personne entière, corps de femme allongé sur le sable.

Une vague de joie te parcourait et eux, les bambins, en recevaient les éclaboussures sous forme de bisous.

Tous les matins, chaque salarié garait son véhicule à la même place sur le parking de l'entreprise ainsi que le voulait, non pas le règlement, mais le pouvoir de l'habitude. (p.213)

C'est une erreur de croire que les années apportent une amnistie: jusqu'au bout les désirs, l'imagination, les angoisses continuent à creuser leur chemin dans les soubassements de nos vies. (p.307)

Du point de vue de ceux qui nous dirigent, toute nouvelle usine, toute nouvelle institution, avant même de remplir sa fonction sociale, est d'abord un nouveau gisement de pouvoir. (p.190)