La mélodie était lente, comme une mélopée dont les notes reproduisaient, tous les dix temps, une figure identique. Ou presque. D’infimes variations apparaissaient d’une phrase à l’autre, légères et subtiles. Plus tu distingues les détails et plus tu as l’impression que le chant gagne en force d’instant en instant. Et s’il était seulement plus massif, plus présent derrière tes yeux ? Il finit par envahir l’horizon et emplir jusqu’au ciel au-dehors. Il aurait pu te bercer, t’emmener plus loin, te faire La mélodie était lente, comme une mélopée dont les notes reproduisaient, tous les dix temps, une figure identique. Ou presque. D’infimes variations apparaissaient d’une phrase à l’autre, légères et subtiles. Plus tu distingues les détails et plus tu as l’impression que le chant gagne en force d’instant en instant. Et s’il était seulement plus massif, plus présent derrière tes yeux ? Il finit par envahir l’horizon et emplir jusqu’au ciel au-dehors. Il aurait pu te bercer, t’emmener plus loin, te faire retomber au-delà des montagnes dorées, qui sait ? Au lieu de cela, il prend possession de tes états, il t’invite à la mise en couleurs. Plus encore, il supplante tout le reste. Il domine l’ensemble au point de devenir le soleil de toutes choses, la lumière qui fait tourner.
Pour partir, il faut imaginer qu’il est au moins un lieu, quelque part sur la terre, qui vous attend ou a le pouvoir de vous changer. Il sait désormais qu’il n’existe aucune cabane au bord d’un lac, aucun terrier dans les bois, aucune anfractuosité dans le roc où il aurait la moindre chance. Grand-père avait raison. Le ver est dans le fruit. Leur destin est conjoint. Le ver est le fruit et le fruit est le ver. Ils ne vont plus se quitter, même s’ils se détestent, le mangeur et le mangé.
Combattre sa propre chair jusqu’à la dévorer, planter ses ongles au sang pour exsuder la lave, veiller toujours plus tard pour étêter la nuit, aller jusqu’à prier que le matin ne le transforme pas en ce qu’il est déjà, l’insecte tapi et stridulant, le lézard à la langue bifide, le boiteux des légendes ou, pire, ne le dédouble, ne lui crée un jumeau invisible, enjôleur et malicieux, un daimon accroché à chacun de ses pas, prompt à mordre, à griffer, à éventrer…
Avoir un corps ?
A quoi bon… ?
Il a essayé… Cela n’a jamais été profitable. Il a l’impression d’avoir passé son temps à l’habiller, le laver, le nourrir et surtout à en subir les injonctions et les besoins. Tant de temps perdu à tout cela !
Qu’il attende ! Qu’il change ! Ou mieux… Qu’il diparaisse ! Il fera mieux sans. Qu’on le laisse tenter sa chance sans lui. Ou sans elle.
En ce qui vous concerne, vous, les écrivains, pensez à la chose suivante : le lecteur est un cheval de voltige auquel il faut enseigner à attendre, après chaque travail bien fait, un morceau de sucre en récompense. Si le morceau de sucre fait défaut, il ne reste rien de la leçon.
Milorad Pavic.