Livre "Des mille et une façons d'être juif ou musulman" 2017
Dialogue Delphine Horvilleur et Rachid Benzine
TV5 monde - 11 minutes
Mon père, lui, n'a jamais quitté les coulisses. Il se tient là, sans dire un mot. Si je m'efforce de l'entendre, de faire résonner sa voix dans ma mémoire, aucun son, aucune intonation. (...). Ma mère était sa voix. Elle parlait pour lui, lisait au travers de ses non-dits, comprenait ses soupirs. On dit que c'est ça, l'amour. Je crois plutôt que c'était de la lâcheté. Une amputation volontaire, un choix- celui d'être assisté.
Mes poésies ont pris le goût amer de tout ce que j'ai vécu depuis que nous sommes dans le camp d'Al-Hol. Le sentiment d'être abandonné. Voir des enfants innocents mourir tous les jours. Je crois que personne n'est fait pour ça. Alors maintenant mes poésies elles disent la peur, le dégoût, la colère, la faim, les bombardements, la mort de mes copains. Je n'ai pas envie de me souvenir de ces poésies. Mais je n'arrive pas à les oublier. Elles m'habitent comme si elles étaient gravées dans mes souffrances et mes blessures.
Les enfants sont notre force et notre faiblesse.
Bref, dès mon plus jeune âge, j'ai dévoré les bouquins comme d'autres les pâtes. Pour donner une réalité à des désirs enivrants. La quête d'une autre vie, en somme. Qui m'a toujours différencié de mes frères, tous happés très tôt par la nécessité de contribuer à la survie de la famille. Mon père est en effet mort quelques jours avant mes sept ans, écrasé par une palette de livres. Un destin qui ne m'a pas fâché avec la lecture. Juste avec les palettes. Et encore.
Driss ajoute : « Avec du ciment et des immigrés, voilà comment on a tout reconstruit. Des milliers de forçats affamés. »
Au fond, les enfants ne s’intéressent jamais à ce qu’ont été leurs parents.
Je me suis mis à vomir. L'émir a pris ma tête dans sa grosse main et il m'a donné une immense claque. Il m'a mis devant tout le groupe de lionceaux et il a ordonné aux autres de me frapper. Ils ont hésité. Et puis un d'abord, puis un autre se sont lancés. Je crois qu'ils avaient autant peur que moi. Alors ils m'ont frappé chacun leur tour mais sans vraiment me faire mal. J'ai cru ce jour-là que j'allais mourir. Alors je récitais dans ma tête à toute vitesse des poèmes que j'avais appris à l'école. Pour mourir dans ce qu'il y a de plus beau. Et j'ai même inventé un poème pendant qu'ils me frappaient. Un poème inspiré par Jacques Prévert :
Il dit non avec la tête
Mais il dit oui dans un soupir
Il dit oui à ce qu'il aime
Il dit non à son émir
Il est debout
On le questionne
Et tous les problèmes sont posés
Soudain le fou rire le prend
Et il efface tout
Les sourates et les mots arabes
Daesh et les lionceaux du califat
Les massacres et les attentats-suicides
Et malgré les menaces de l'émir
Sous les huées des enfants prodiges
Avec des craies de toutes les couleurs
Sur le tableau noir du malheur
Il dessine le visage du bonheur.
La haine est la colère des lâches.
L'émir a pris ma tête dans sa grosse main et il m'a donné une immense claque. Il m'a mis devant tout le groupe de lionceaux et il a ordonné aux autres de me frapper. Ils ont hésité. Et puis un d'abord, puis un autre se sont lancés. Je crois qu'ils avaient autant peur que moi. Alors ils m'ont frappé chacun leur tour mais sans vraiment me faire mal. J'ai cru ce jour-là que j'allais mourir. Alors je récitais dans ma tête à toute vitesse des poèmes que j'avais appris à l'école. Pour mourir dans ce qu'il y a de plus beau. (p.34)
Vous vous demandez sans doute ce que je fais dans la chambre de ma mère. Moi, le professeur de lettres de l'Université catholique de Louvain. Qui n'a jamais trouvé à se marier. Attendant, un livre à la main, le réveil possible de sa génitrice. Une maman fatiguée, lassée, ravinée par la vie et ses aléas. La peau de chagrin, de Balzac, c'est le titre de cet ouvrage. Une édition ancienne, usée jusqu'à en effacer l'encre par endroits. Ma mère ne sait pas lire. Elle aurait pu porter son intérêt sur des centaines de milliers d'autres ouvrages. Alors pourquoi celui-ci? Je ne sais pas. Je n'ai jamais su. Elle ne le sait pas elle-même. Mais c'est bien celui-ci dont elle me demande la lecture à chaque moment de la journée où elle se sent disponible, où elle a besoin d'être apaisée, où elle a envie tout simplement de profiter un peu de la vie. Et de son fils.