Son cœur ne s'était pas gonflé d'amour, mais de sentiments plus sombres et mesquins, comme la
jalousie, l'amertume et la colère.
Personne d'autre n'aurait cette fille. Elle lui appartenait
et elle était essentielle à la bonne marche de son plan. D'elle seule dépendaitsa victoire finale.
On aurait pu croire qu'elle avait été créée pour lui seul.
Elle débarquait, libre de toute entrave, de toute famille qu'il aurait falluamadouer. Il ne serait pas contraint de jouer les chevaliers servants. En fait, il n'aurait aucune contrainte.
Il s'avisa tout à coup qu'elle semblait sur le point de
s'enfuir, prête à bondir comme une gazelle.
Il s'obligea à reculer, alla s'asseoir dans le fauteuil voisin et croisa les jambes dans une posture décontractée. Il aurait pourtant pris grand plaisir à la maîtriser, mais cela marchait toujours mieux quand la femme avait envie d'être attrapée.
Le message passa et il constata qu'elle se détendait légèrement.
Bon, quel que soit le vocabulaire employé, le résultat est le même, reprit-il. Rushden s'est désintéressé de Jane Lovell. Elle ne l'a pasbien pris. C'est un euphémisme, car en fait elle a apparemment été prise d'un
accès de folie. Pour se venger, elle a enlevé une des jumelles. Celle qui se nommait Cornelia.
Quand on y songeait, l'humour semblait réservé au beau monde. Même les bourgeois apparaissaient comme ennuyeux et tristes avec leur moralité étriquée.
Elle avait fleuri, s'était épanouie comme une plante exotique dans la jungle tropicale. À la lumière du jour, il avait du mal à croire qu'il ait posé la bouche sur quelque chose d'aussi crasseux. Néanmoins, il fallait admettre la vérité : il ne s'intéressait pas seulement à elle d'un point de vue stratégique. Elle l'excitait, diablement même. Elle exerçait sur lui une fascination quasi
obscène qui, le concernant, soulevait quelques questions. Il se sentait tel un homme attiré au bord d'un précipice par une curiosité suicidaire, et il s'interrogeait : la désirait-il parce qu'elle représentait la réponse inespérée à son dilemme ? Ou plus simplement parce qu'il pouvait la posséder immédiatement, à sa guise, sans aucune conséquence ? Hier, il se croyait réduit à l'impuissance totale : dépouillé, vaincu, battu à plate couture par un mort. Le sentiment de frustration et l'humiliation l'avaient torturé et maintenu éveillé. Il avait arpenté la chambre comme un tigre en cage, jusqu'au moment où il avait entendu un infime cliquetis, suivi d'un bruit de pas étouffé. S'il voulait se réconforter et avoir la preuve qu'il n'était pas à terre finalement, il n'avait qu'à regarder cette fille. Elle était l'incarnation même de la vulnérabilité humaine.
Certes, la nudité amenait un homme à céder à ses pulsions érotiques. Et elle avait réagi avec enthousiasme. Mais quand même. Elle sentait l'égout et n'avait que la peau sur les os. Et surtout elle était la fille de Rushden et le portrait craché de Kitty. Ces détails auraient dû doucher ses élans plus sûrement qu'un seau d'eau glacée.
Le chocolat avait un goût de
paradis. Si elle finissait la tasse, elle mémoriserait sa saveur divine et passerait sa vie à s'en languir. Or elle ne voulait pas soupirer après ce qu'elle ne pouvait posséder.
Certains chats faisaient preuve
d'une patience similaire, ils attendaient des heures devant un trou de souris, se pourléchaient avec paresse, sans perdre une once de leur vigilance.
Quelqu'un lui a volé sa fierté. Sa fierté et sa joie de vivre, pourrait-on dire si l'on n'a pas peur d'être sentimental.
Les gens se sentaient obligés de dire du biendes morts, même de ceux qu'ils avaient détestés. Et c'était quand même les vivants qui causaient le plus de nuisances.