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Citations sur Henri ou l'éducation nationale (13)

La façon dont un homme lit renseigne à fond sur son esprit, plus peut-être que ce qu'il lit. Mon père connaît tous les romans policiers publiés depuis quarante ou cinquante ans, il a palpité aux tribulations d'une foule de détectives et de bandits, il a goûté de tous les styles qui ont illustré le genre : le douceâtre avec Agatha Christie, le féroce avec Hadley Chase, le baroque avec Peter Cheyney, le rapide avec Chandler, le lent avec Simenon, etc. Il est un familier de Lemmy Caution, de Miss Blandish, de Philip Marlowe, de Poirot, de Maigret, de cent autres. Moi qui ai lu fort peu de romans policiers, qui n'en ai pas ouvert un depuis quatre ans au moins, je sais tout là-dessus. Lui rien. Il a tout oublié. Je suis sûr qu'il oublie tout d'un bouquin à l'autre. J'allais écrire qu'il ne reste au fond de son esprit qu'une vague bouillie de crimes et d'aventures. Mais même pas : il ne reste rien. Il lit des romans policiers pour s'occuper la tête, pour tuer le temps parce qu'il y a des moments dans la journée où inévitablement on se retrouve seul, sans distraction, et qu'il importe de mettre quelque chose entre soi et les pensées qui pourraient surgir, d'élever une barrière, de construire un mur continu sans un trou, pour protéger une certaine tranquillité intérieure qui autrement serait à la merci de la première réflexion. La lecture, qui doit être une source de méditation, un enrichissement de l'esprit, une école de liberté, une forme d'étude, remplit l'office inverse pour mon père. C'est une drogue qu'il s'administre pour échapper à la vraie vie, un opium qu'il ajoute à tous les autres opiums que dispense la société moderne pour empêcher les individus de descendre en eux-mêmes, de saisir leur être propre, de se connaître, de penser à la réalité et à la mort. Il laisse courir ses yeux sur des lignes imprimées, il les y attache, il les y enchaîne, ce qui est d'après moi, le comble de la servitude. Il emprisonne son esprit dans les péripéties stupides d'un immense jeu de gendarmes et de voleurs réparti sur des milliers de volumes, afin que ce pauvre esprit n'aille surtout pas s'égarer dans des lieux inconnus et dangereux où il verrait des spectacles capables de l'attrister. D'ailleurs, avec ses quatre romans policiers par semaine, mon père a si peu le sentiment de pratiquer l'occupation appelée lecture que lorsqu'on lui demande ce qu'il pense de tel ou tel livre qui vient de paraître, il répond ingénument : "Je ne lis rien ; je n'ai pas le temps." Suivent quelques considérations qui ne manquent jamais de me faire sauter en l'air sur l'impossibilité de lire, de nos jours où la vie est si accaparante.
La plupart des adultes sont pareils à lui, je crois, car ces propos n'éveillent chez eux que des hochements de tête désabusés. Je n'en ai pas entendu un seul répondre que ce n'est pas vrai, que, si l'on veut bien, on trouve chaque jour plusieurs quarts d'heure pour cela. Comment fais-je donc, moi qui ai lu des bibliothèques, dans le métro, dans l'autobus, dans mon lit, derrière mon pupitre pendant que Barragaud nous expliquait les beautés du marxisme, moi qui ai toujours un bouquin dans ma poche en prévision des attentes et des temps morts, moi qui ai l'esprit si affamé que je ne pourrais pas rester deux minutes sans lui donner à manger un peu de Dostoïevski ou de Balzac ? Faut-il croire que cet esprit s'arrêtera un jour ? Qu'après trente ans l'esprit se ferme comme une huître ou que la vie s'emplit de tant de choses qu'on n'a plus un instant pour se retremper dans cet univers exquis des livres où l'on ne fréquente que des hommes de génie qui s'adressent à vous comme si vous étiez un de leurs pairs ? Non, ce n'est pas possible. Je ne puis imaginer qu'à trente ans, à quarante, à cinquante ma curiosité ne sera pas aussi violente qu'aujourd'hui, que je n'aurai plus l'espoir de trouver au bout d'un auteur une vérité extraordinairement précieuse, inconnue de moi, qui éclairera tout le reste d'une lumière incomparable. Je ne puis imaginer que la découverte du monde, qui se fait pour les trois quarts par les livres, ne m'intéressera plus, que je serais devenu froussard et que je me cacherai comme un lapin derrière des piles de romans policiers.

Chapitre XII, p165 à 167.
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Moi c'est en 1515 que j'aurais aimé avoir vingt ans. Ou en 1792. Ou encore en 1830. Bref, n'importe quand sauf en 1974. Le monde n'a connu qu'une seule civilisation industrielle et le destin a voulu que je tombe à pieds joints dedans. A cent ans près, si j'étais né en 1854, j'y coupais. Je n'ai rien à faire de l'industrie, moi. Je suis à fond pour la civilisation agraire. Je suis à fond pour la littérature contre la science, pour les châteaux contre les usines, pour la guerre en dentelle contre la guerre atomique, pour la peste et le choléra qui dépeuplaient les pays contre l'hygiène qui les surpeuple, pour les loups qui apparaissaient en hiver et mangeaient les poules des paysans contre les moutons de Panurge qui submergent le monde. Je suis à fond pour la mortalité infantile contre les allocations familiales. Et je ne suis pas le seul de ma génération à penser de la sorte. Les adultes seraient foudroyés s'ils savaient quel intense regret des époques révolues occupe le coeur des jeunes gens de vingt ans. Ce "meilleur des mondes" qu'ils nous ont fabriqué, qu'ils nous proposent avec des mines gourmandes, enveloppé dans du papier-cadeau et noué de bolduc, nous l'échangerions avec des transports de joie contre une miette du vieux monde injuste, sans confort, mais si charmant, si intelligent, de Louis XV, par exemple.

Chapitre XX, p267.
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Je ne comprends pas qu'on représente la vérité sous les traits d'une femme nue sortant d'un puits. D'après moi, c'est plutôt un chat sauvage perché dans un arbre, qui vous saute à la figure.
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Je hais le genre plaintif, si répandu à présent, qui consiste à déclarer qu'on n'est responsable de rien, que c'est les autres qui ont tout fait, qu'on est victime de leur méchanceté.
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Quand il fait chaud, il enlève le veston, et l'on contemple son torse étroit de vieux monsieur, plus maigre en haut qu'en bas, ses épaules pointues, ses bras fluets, son ventre rond, sculptés impitoyablement par le polo. Les mains manucurées sont couvertes de taches marron appelées "fleurs de cimetière" ; elles sont noueuses et veinées. Ce sont des mains de septuagénaire. Quelles bonnes femmes, mon Dieu, acceptent de coucher avec cette ruine rafistolée qui embaume l'eau de toilette ? Elles ne sont guère dégoûtées.
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Les parents n'ont pas leur pareil pour tomber à côté. Il suffit que l'on décide de faire quelque chose d'héroïque, pour qu'aussitôt chez eux fleurissent le speticisme et sarcasme. Il n'existe pas d'endroit oú l'on soit plus méconnu que chez soi. On vous prend au sérieux lorsque vous ne l'êtes, on vous brocarde quand vous l'êtes.
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L'amitié est un sentiment aussi mystérieux que l'amour. Pour Poirson, borné, ignare, incapable de réfléchir deux minutes d'affilée sur un sujet, tournant tout à la blague, j'aurais fait fait n'importe quoi. Bien qu'il répétât indéfiniment les mêmes âneries, et avec les mêmes clichés, je ne me lassais pas d'en rire, et de meilleur coeur qu'aux saillies les plus fines. Nous n'en revenions pas que, de caractères si différents, nous fussions si proches. Au fond, notre amitié nous épatait. Elle nous semblait un chef-d'oeuvre d'autant plus rare qu'il était baroque. Elle se nourrissait d'elle-même.

Chapitre XXIII, p 301.
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La personne de Jean-Loup me repoussait de toutes les façons. Entre cette catégorie d'êtres et moi, je soupçonnais quelque chose d'incompatible, qui tenait justement à l'apparence physique. Ce front, ce nez, ces yeux, ce corps fluet dans des habits trop larges, cette peau de grenouille, froide et moite, tout cela m'était extraordinairement antipathique. Je voyais partout la marque de la bêtise et de la méchanceté, mais je n'osais pas en convenir avec moi-même, impressionné que j'étais par le proverbe idiot selon quoi il ne faut pas fier aux apparences. Outre cela, je n'avais pas encore perdu tout respect pour les profs. Malgré nos moqueries et nos singeries derrière leur dos ou nos francs chahuts, auxquels je ne manquais pas de m'associer, j'étais plus ou moins convaincu qu'un pédagogue avait davantage de morale, d'équité, de dévouement, de rectitude de pensée qu'un autre, que cela tenait à son état, qu'on l'avait élevé à son poste pour ces vertus et que, quel que fût son caractère, faible ou sévère, il méritait, dans tous les cas, de l'estime. Il me restait pas mal à apprendre sur la nature humaine.

Chapitre VIII, p113.
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Vingt-huit ans est l'âge fatal où l'on est placé devant le choix déchirant des pantoufles ou des pieds nus.
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La jeunesse est impatiente, c'est vrai, mais comme les vieux le disent. Notre impatience n'a pas trait aux biens de ce monde, aux plaisirs, aux ambitions. Au contraire, nous sommes remarquablement endurants et raisonnables dans ces domaines. L'impatience de la jeunesse est d'une autre essence. C'est une espèce de vice, de vampire, de démon, qui ne se manifeste que dans les moments où la vie paraît nous écraser, où tout devient subitement incompréhensible et hostile. Alors nous sommes saisis de frénésie. Nous nous lançons tête baissée contre l'obstacle, nous voudrions être partout à la fois et tout de suite. Il y a là-dedans, j'en suis sûr, de la panique métaphysique. Quand l'univers nous attaque de tous les côtés, nous ne parvenons pas à comprendre qu'on ne peut défendre qu'un seul front. Voilà pourquoi la jeunesse est si mystérieuse aux yeux des gens qui ont plus de trente ans. Ils ont oublié ce que c'est d'être dépassé par le monde, renversé par lui, suffoquant, succombant, cloué à terre par la faiblesse si humiliante de l'enfance.
Je n'ai pas osé relire Le Vicomte de Bragelonne depuis l'âge de dix ou onze ans, parce qu'on y trouve justement une allégorie de cet état affreux : la mort de Porthos. Cette mort d'un personnage de roman est restée dans ma mémoire comme un événement auquel j'aurais réellement assisté : avec le temps, le tableau s'est transformé, magnifié, drapé de clair-obscur ; les détails vrais ont disparu, remplacé par des détails faux, tout comme un souvenir authentique, qui vit en vous, qui circule dans votre sang ainsi qu'une nourriture, qui fait partie de votre mythologie secrète. Dans mon cinéma intérieur, je vois Porthos debout dans la mer au soleil couchant, retenant des rochers énormes, pliant sous ce poids surhumain, s'enfonçant peu à peu, de titan qu'il était devenant frêle et tragique comme un petit garçon. Pendant des années, cette image m'a été insupportable. Quand elle se présentait , je me dépêchais de la chasser. La mort de mon père ne m'eût pas épouvanté davantage. C'était ma propre mort que je contemplais. Après avoir lu, le soir, dans mon lit, une grande tranche du Vicomte de Bragelonne, je m'endormais et j'étais pris dans les rêves pénibles que l'on fait à onze ans, où l'on découvre avec horreur que vos jambes ne vous portent plus, qu'elles plient comme du caoutchouc, qu'on ne pourra plus jamais avancer d'un pas, que vos bras sont mous, que vos mains se tordent comme de la gélatine, que vous n'avez plus la force de traîner votre corps. Vous avez la cervelle toute brumeuse ; la souffrance même a quelque chose de cotonneux, qui la rend encore plus effrayante. Vous respirez à peine ; il n'y a presque plus de vie en vous. La mort est assise sur vos épaules et pèse comme Dieu sur le dos de saint Christophe. Ces épreuves se passent en général dans des rues nocturnes, éclairées çà et là par de glauques lampadaires. Autour de vous, le monde remue égoïstement ; personne ne semble s'apercevoir de votre liquéfaction. Je crois qu'on appelle cela des rêves de croissance. J'en ai eu jusqu'à quinze ou seize ans. Le souvenir de ces petites agonies dure longtemps. Encore aujourd'hui je me les rappelle avec angoisse. L'idée que les adultes se font de la jeunesse est tout à fait fantaisiste. Ils la voient forte, vivace, ne tenant pas en place, infatigable. Erreur : la jeunesse vit interminablement la mort de Porthos. Interminablement elle tâche de bouger à travers un amoncellement de pierres.

Chapitre VIII, page 108 à 110.
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