Citations sur Je suis Jeanne Hébuterne (87)
J'ai d'abord remarqué l'écharpe rouge à grosses mailles de laine. Puis le pantalon, le gilet et la veste de velours marron, élégants mais maculés d'éclats de peinture jaunâtre. Enfin les mains larges, les doigts sales, les ongles sous lesquels se logeaient des croûtes terreuses.
Des sourcils fournis, un regard noir et impérieux. J'ai baissé les yeux en croisant les siens.
– Tête ovale, nez droit et épaté à la base, lèvre supérieure en forme de cœur… Un visage encore poupin… Tu ressembles à mes divas italiennes. Montre-moi tes mains ! Puissantes, grosses, des mains de fermière. Mais les mots ne suffisent pas à dire qui tu es. Les mots ne suffisent pas…
On se lave dans une bassine ou au lavabo, dans le couloir, d'où jaillit un filet d'eau saumâtre.
Je ne peux pas m'empêcher de regretter ma chambre de petite fille. Les draps parfaitement repassés. le parquet exhalant l'encaustique. Maman qui, chaque matin, ouvrait les volets, aérait la pièce, regonflait les oreillers en tapotant dessus, tous ces gestes du quotidien qui, alors, me pesaient tant.
- L'artiste est au-dessus des contingences, me dit Amedeo. Nous, c'est un monde, tes bourgeois de parents, c'en est un autre, loin de nous désormais.
Je veux vivre. Je veux peindre. Je veux être moi.
Je ne sais pas avec quels mots raconter la douleur. Juste écrire : Je saigne.
Il me manque tellement, tellement, comme me manquent nos étés d’enfance et l’opulence naïve dans laquelle nous vivions alors.
Nous étions en paix et nous ne le savions pas.
Je les entendais déjà graillonner, « Les filles qui font de la peinture, c’est pire que les peintres du dimanche. Elles ne domptent pas leurs nerfs, comment pourraient-elles maîtriser un pinceau ? »
Si maman avait seulement conscience de mon état,de cette transe, elle assènerait :
- Tu sais, les hommes, ma fille…
Sans terminer sa phrase, me laissant imaginer les horreurs dont ils sont capables en toutes circonstances. Cruauté, absence, abandon, lâcheté, égoïsme, duplicité, bellicisme.
Ce matin quand j’ouvre les volets, je m’attarde un moment au bord de la fenêtre. Ma main caresse mécaniquement la pierre granuleuse du parapet. Une buée glaciale sort de ma bouche.
Les passantes silencieuses avancent, le dos voûté. Il n’y a presque plus d’hommes de mon âge dans Paris. Il reste les réformés, les éclopés, les trop vieux. Les types du genre d’Amedeo Modigliani. Les « traîne-savates » de l’arrière-front, comme les désigne André dans ses lettres.
Je ne sais combien de temps nous restons là. Des gens, aux fenêtres, grondent et crachent. Ils nous balancent des œufs, l’eau souillée de leurs pots de chambre.
Les mains en cornet sur la bouche, Amedeo leur crie :
- Nous sommes les noctambules, les nyctalopes, les somnambules… Nous sommes les adversaires des bourgeois encalminés dans leurs chemises de nuit. Nous troublons votre sommeil puant l’haleine calcifiée.