Tu m'écoutais autrefois. Tu ne m'écoutes plus. Tu te trompes de vie, Jeanne.
Combien de fois l'ai-je déjà croisé à l'académie sans le voir ? Et pour quelle raison cet homme, dont j'ignorais l'existence, semble soudain essentiel à ma vie ?
nous nous appartenions parfois. Je voulais être lui. Il voulait être moi. C'était une illusion. Lui le savait..
- Pas un adieu, pas un baiser, principessa ?
Je lui tourne le dos.
- Reste, ma beauté. Pardon, pardon, jamais su t’aimer correctement.
Je m’en vais.
- Ne me laisse pas seul avec la mort, ma petite sœur, ma fée. Je crois que j’ai un peu peur… J’ai un peu peur de m’en aller sans toi sur ce chemin.
Mon sang irrigue ton coeur qui fait vivre mes poumons. Connais-tu un amour plus fort que cela?
Les Hébuterne sont coupés en deux. Il n’y a que la partie haute qui compte, le cerveau pour réfléchir, les mains pour peindre et écrire, écrire éventuellement.
On me tend une bouteille de vin d’où s’écoule une liqueur douceâtre.
- Avale ce sang suave, jeune fille. Et surtout, baise ! Baise ! Tu as l’éternité pour dormir.
Hier soir, j’ai prétexté la fatigue pour me retirer dans la chambre. Je me suis couchée, tête posée sur l’écharpe d’Amedeo Modigliani.
J’ai fermé les yeux pour revivre la scène, et tout m’est revenu avec l’exactitude d’une amoureuse.
C’était délicieux.
C’était réel.
J’ai enfoncé mon nez dans la laine et prononcé son nom, comme si je pouvais le convoquer près de moi, dans ma chambre de jeune fille.
Je croise une silhouette dans le miroir de l'entrée. Je sursaute, pensant qu'il s'agit de la gardienne ou de mon père sur le point d'ouvrir sa boutique par la porte de service.
Mais ce n'est que moi, Jeanne Hébuterne, née le 6 avril 1898 à Galluis, re-née dans la nuit du 16 février 1917 sous le regard d'Amedeo Modigliani.
On me dit blonde. On me dit brune. Personne ne me voit jamais telle que je suis.