Il est toujours étonnant de constater à quel point l'amour et la haine sont des moteurs puissants de l'action humaine.
James Ellroy, dans American death trip, en livre une preuve flagrante dans ce deuxième opus de la trilogie Underworld USA, fresque historique dans laquelle les sentiments humains ont une place prépondérante, en ce qu'ils modifient durablement la destinée d'un pays. La haine, principalement, occupe une place monstrueuse dans le roman : monstrueuse par ses formes, monstrueuse par ses conséquences. Sous l'apparence d'un roman noir historique,
James Ellroy analyse cinq années déterminantes dans l'histoire des Etats-Unis. Il met ainsi à jour les mécanismes du fonctionnement politique d'un pays à travers l'examen des relations inter-personnelles. Si les hommes sont ainsi au centre du récit, ils n'en sont pas moins des pions dans un jeu à échelle mondiale.
Ellroy délivre aussi, dans ce roman, une réflexion sur la liberté et sur la Chute, deux principes mis en tension comme un fil sur lequel le rêve américain tâche de garder l'équilibre, sans y parvenir.
Pour disséquer le cadavre du rêve américain, le docteur
Ellroy utilise l'écriture comme un scalpel. C'est froid, c'est clinique. Sujet, verbe, complément, répétition des noms propres. le lyrisme n'a pas sa place ici : on risquerait d'y rencontrer de la beauté. Seuls écarts à cette narration : les insertions de retranscription de conversations téléphoniques secrètes, de rapports et de lettres secrets, les titres des Unes des journaux américains pour accélérer le temps en montrant ce qui connu par le public ainsi que les tendances populaires. Formellement, le livre déroute, un peu à la manière de
David Peace, dans
Rouge ou mort.
Ellroy ne montre que les faits, et il les décore de documents ayant l'air réels. Toutefois, il ne faudrait pas oublier ce qu'est American death trip : un roman noir historique. Un roman, c'est donc une fiction. D'ailleurs,
Ellroy ne prétend pas dire la vérité, toute cachée qu'elle soit ; simplement, il révèle les mécanismes systémiques qui ont probablement permis l'élimination physique de trois hommes d'envergure nationale dans la première puissance économique mondiale. Ce faisant,
Ellroy démontre aussi comment les histoires personnelles, toutes grandioses qu'elles soient, sont broyées dans la grande Histoire : l'individu est écrasé par la marche collective des événements.
L'Histoire contée ici, c'est celle des Etats-Unis entre le 22 novembre 1963 et le 5 juin 1968. Deux frères, deux assassinats :
John Fitzgerald Kennedy à Dallas,
Robert Francis Kennedy à Los Angeles. Deux frères intègres, incorruptibles, qui tombent sous les balles de déséquilibrés. Deux assassinats, entre lesquels le pays connaît des années charnières, des luttes intérieures et des luttes extérieures, des luttes visibles et des luttes invisibles. Ces années 1963-1968 sont les années d'une guerre Froide dans un pays qui ronge son échec à Cuba et lance les hostilités au Vietnam. Ce sont aussi les années de la lutte pour les droits civiques, menée par le pasteur
Martin Luther King. le chantre de la non-violence tombe lui aussi sous les balles, deux mois avant Robert F. Kennedy. le pays change, n'en déplaise à certains : les anti-castristes, la mafia ... Dans ces années, c'est la Pieuvre qui est à la manoeuvre. La thèse romancière d'
Ellroy est celle d'une collusion entre les grandes familles de la mafia américaine, laquelle collusion entérine l'élimination physique des Kennedy. Mais Carlos Marcello, John Rosselli, Sam Giancana, Moe Dalitz ne se salissent pas les mains. Ils font appel à des experts. Pierre "Pete"
Bondurant est de ceux-là. La Mafia est partout. La Mafia est derrière les grands événements qui font l'histoire des Etats-Unis (assassinat des Kennedy), et quand elle n'est pas derrière, elle en profite (guerre du Vietnam), car le véritable moteur, c'est l'argent (d'où Las Vegas comme centre véritable de l'action du roman). Vegas : ville du vice, des casinos, que le magnat
Howard Hughes veut racheter. Les grandes familles de la mafia s'accordent pour monter une arnaque : il s'agit de vendre les titres de propriété, mais de garder le contrôle sur argent qui circule dans les casinos, notamment à travers le système de l'écrémage. Seulement, la Mafia n'est pas omnipotente. La Mafia s'accorde avec les pouvoirs politiques secrets américains, symbolisés par le patron du FBI : John Edgar Hoover.
Les événements contés ici sont tous liés les uns aux autres. Ils sont liés parce que les mêmes hommes et les mêmes organisations sont à la manoeuvre. La Mafia décide de l'élimination des Kennedy car ceux-ci veulent mettre fin au crime organisé : Hoover approuve pour des raisons idéologiques. le Président Johnson décide d'une intervention au Vietnam pour contrer le communisme : la Mafia y voit une occasion de faire de l'argent pour mieux étendre ses activités illégales (écrémage des casinos, prostitution, chantage ...). le Ku Klux Klan exécre
Martin Luther King par racisme : Hoover approuve par idéologie. le centre névralgique de cette Amérique criminelle est Las Vegas, Sin City, où le rêve américain illusionne tous ceux qui s'y rendent. On pense devenir riche avec une machine à sous : on enrichit davantage les pontes de la Mafia. Seulement,
Ellroy ne se contente pas d'aligner les événements les uns à côté des autres : il montre comment des hommes et des femmes vivent dans ce système, comment chacun essaie de tirer son épingle du jeu. Certains hommes décident : Carlos Marcello, Siam Giancana, John Rosselli,
Howard Hughes,
J. Edgar Hoover. D'autres agissent : Pete
Bondurant, Ward Littel, Wayne Tedrow Jr, Jean-Philippe Mesplède. L'Histoire se fait grâce aux hommes. Les hommes aiment et les hommes détestent. L'argent n'a pas de pays, ni d'idéologie.
Les hommes font
L Histoire. Ils parlent, concluent des accords, reçoivent des ordres, montent des affaires, intimident, extorquent, torturent, tuent, sont manipulés, sont espionnés, font chanter, font l'amour. Les hommes que
Ellroy met en scène sont manipulés. Ils en savent assez pour prendre des décisions ; ils ne sont pas assez importants pour que leurs avis comptent. Chacun poursuit des intérêts qui lui sont propres, et ils sont prêts à servir les intérêts d'autrui, voire a s'oublier quelque peu, pour servir les leurs. Wayne Tedrow Jr, déniaisé à Dallas, poursuit le meurtrier de sa femme. Wendell Durfee, de sa haine vengeresse. Pete
Bondurant veut servir la Cause anti-castriste à Cuba. Ward Littell prétend racheter les opérations qu'il a imaginées au profit de la Mafia et les informations qu'il a données à Hoover en renseignant Bobby Kennedy et en finançant
Martin Luther King.
Parfois, les personnages perdent leur objectif de vue, pris qu'ils sont dans l'enchaînement des événements. Il n'en reste pas moins que chacun d'entre eux évolue dans un monde où la confiance et la trahison coexistent, se superposent, animent les relations inter-personnelles. le double jeu est obligatoire : on ne saurait montrer ses cartes sans y être obligé. La trahison semble toutefois être le mot-clé qui définit ces relations. Ward trahit Hoover en finançant King, tandis que Hoover trahit Ward en le faisant surveiller. Wayne est trahi par son père, un Mormon conservateur membre des Pionniers de Las Vegas ; Wayne trahit son idéal par haine de Wendell Durfee et accepte de travailler comme chimiste pour
Bondurant au Vietnam.
Bondurant est trahi par son coeur qui lâche, par Barb qui sniffe de l'héroïne, par Stanton qui le double dans leur commerce illégal vietnamien, par les Parrains qui n'ont que peu à faire de la Cause.
L'autre mot-clé qui définit les relations inter-personnelles est le mot violence. Toujours justifiée par l'intérêt supérieur parce que personnel et individualiste, la violence s'exerce de manière impitoyable et sous diverses formes. Violence psychologique avec le chantage, l'intimidation (Moore, policier de Dallas, intimide Bowers qui a été témoin de l'assassinat de Kennedy ; Ruby est contraint à tuer Oswald), violence physique avec les bastonnades, les tortures, les détecteurs de mensonge passés par les équipiers de
Bondurant qui livrent des armes à Cuba, les meurtres.
Noir, le roman ne l'est pas que par la violence qu'il véhicule.
Ellroy interroge aussi le concept de liberté, vertu cardinale aux Etats-Unis, et pour laquelle l'auteur dresse une perspective pessimiste. Voilà le grand pays des libertés individuelles, mais qu'en est-il réellement ? Voici une catégorie de population, les Noirs américains, dans la rue pour défendre leur accès aux droits civiques. Voici une catégorie d'hommes qui se disent au-dessus des lois, qui corrompent police et hommes politiques, qui décident des orientations politiques d'un pays : et pourtant ils dépendent de l'argent. Et si, a fortiori, les hommes qui refusent les règles du jeu ne sont pas libres, alors ceux les acceptent, citoyens ordinaires, le sont moins encore. de là découlent de sérieux doutes quant à l'état de la démocratie américaine, menacée par l'argent et ceux qui le possèdent.
L'argent comme nouvelle vertu cardinale, nouveau dieu à vénérer. Mais ce dieu ne tolère que les chutes et ne permet pas la rédemption. C'est là le deuxième thème de la narration d'
Ellroy. La chute comme prétexte à la rédemption est un symbole fort aussi dans l'imaginaire américain. Mais force est de constater que les personnages qui chutent - chute physique pour Pete et Barbara, chute psychologique pour Ward incapable d'accepter les conséquences de ses actes, chute morale pour Wayne qui devient une cheville ouvrière du trafic de drogue à Las Vegas - ne peuvent pas espérer de rédemption. Ils ne souhaitent que la liberté : elle ne leur sera accordée que dans d'atroces conditions.