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Critique de JustAWord


Trois ans avant Notre Part de Nuit, l'écrivaine Mariana Enriquez se fait connaître à l'international avec la publication de Ce que nous avons perdu dans le feu.
Recueil de 12 nouvelles, l'ouvrage est traduit dans plus de quinze langues dont, justement, le français grâce aux Éditions du sous-sol et la traductrice Anne Plantagenet. Recueil de terreurs réelles et imaginaires, Ce que nous avons perdu dans le feu nous plonge dans les horreurs qui rongent l'Argentine et notre monde moderne au bord du gouffre.

Avez-vous bien regardé ?
Prenons la première histoire qui ouvre ce recueil, L'enfant sale.
Dans celle-ci, une jeune femme qui vit à Constitución, un quartier malfamé de Buenos Aires, nous explique son étrange rencontre d'un soir avec un gamin crasseux, rejeton malheureux d'une junkie vivant dans la rue en face de chez elle.
Mais quelques temps après, le corps décapité et atrocement mutilé d'un enfant est retrouvé par la police. L'enfant sale, lui, a disparu avec sa mère.
En quelques pages à peine, Mariana Enriquez offre une radioscopie de la misère et de la violence qui rongent les quartiers pauvres de Buenos Aires, parmi les prostitués et les drogués. L'écrivaine laisse planer le doute : qu'est-il arrivé à cet enfant sale dont on ne connaît même pas le nom ? Est-ce l'affaire de narcotrafiquants sanguinaires ou de satanistes cachés aux yeux du reste du monde ?
L'important ici, c'est la façon dont l'autrice mélange à parts égales une horreur bien réelle avec la possibilité d'une terreur qui vient d'ailleurs, du côté le plus noir que l'on ne souhaite (surtout) pas regarder alors que l'on passe à côté tous les jours.
En substance, L'enfant sale résume bien le procédé de fabrication de la plupart des nouvelles de Ce que nous avons perdu dans le feu : un monde envahit par l'horreur, l'inégalité, la haine, l'intolérance et la pauvreté où le Diable attend son heure.
Fantômes du passé
Ainsi, Mariana Enriquez va convoquer les démons de son pays dès la seconde histoire dans un Hôtel au passé mystérieux où des jeunes filles vont connaître la terreur de la Dictature militaire l'espace d'un instant, le bruit des bottes et les hurlements en prime. Puis vient le tueur en série dans Pablito clavó un clavito dans laquelle un homme, Pablo, raconte encore et encore des histoires macabres aux touristes. Ici, la fascination pour le mal devient contagieuse, la violence et la folie débordent du cadre et le narrateur devient le prochain tueur en puissance. Et puis enfin, Mariana Enriquez chasse sur les terres du féminisme dans une Argentine machiste et engluée dans une violence contre les femmes qui n'en finit plus de semer les victimes.
À travers Toile d'Araignée, c'est le calvaire d'une épouse prise entre les griffes de son mari tyrannique, Juan Martin, que l'on suit entre l'Argentine et le Paraguay. C'est la rencontre avec une autre femme, plus forte et plus radicale, Natalia, qui ouvre définitivement les yeux de notre narratrice. L'horreur, encore une fois, se suggère, se mélange, elle ne s'affronte pas frontalement.
La disparition finale devient un soulagement et l'on réalise simplement que le plus cruel était le réel. Un réel qui n'est pas tendre non plus dans Fin des classes et pour Marcela, une gamine ni vraiment bête ni vraiment intelligente qui finit par s'entailler la joue au ciseau et par s'arracher les ongles. Une gamine qui voit quelque chose qui la pourchasse. Un homme habillé d'une robe de communion qui la force à…Non, vous ne saurez pas. Mais vous l'imaginez. Chez Mariana Enriquez, le fantastique entre en collision avec la réalité et celle-ci, parfois, triomphe dans l'indicible. Votre imagination fera le reste.

Le feu et ses racines
Impossible de ne pas citer la nouvelle qui donne son nom au recueil, Ce que nous avons perdu dans le feu, récit à mi-chemin entre la science-fiction et le fantastique dans laquelle les femmes se brûlent pour que les hommes ne puissent plus le faire à leur place. Mariana Enriquez écrit un texte féroce sur des femme qui refusent la torture, inspirée par les faits divers de maris jaloux et violents qui brûlaient leurs femmes en les arrosant d'alcool ou d'acide. Cette histoire brutale et sans concession impose une résistance qui frôle le martyre, mais où l'écrivaine argentine dénonce la violence faites aux femmes avec une lucidité implacable. Et si l'on retrouve cette fibre féministe dans le patio du voisin et sa narratrice régulièrement traitée comme une folle par son conjoint, Mariana Enriquez aime revenir aussi à un fantastique plus voyant, plus accablant. Un fantastique qui s'infiltre dans les moindres recoins accompagné de visions d'horreurs qui confine au sublime. de ce voisin qui garde un être humain décharné attaché à une chaîne à cette pièce remplie de dates et de mots incompréhensibles. Comme toujours, l'écrivaine immisce un sous-texte social avec l'ancien métier de notre héroïne qui parle de l'accueil des jeunes orphelins dans des foyers qui n'ont guère de moyens pour les aider.
Et puis le fantastique nous revient en pleine face dans des textes comme Sous l'eau noire et La Maison d'Adela (que les lecteurs de Notre Part de Nuit reconnaîtrons au premier coup d'oeil). Dans ces histoires, on sent que l'autrice convoque des inspirations qui vont de Lovecraft à Danielewski en passant par Barker, on frissonne devant les rangées de dents de la maison d'Adela et l'on redoute la chose réveillée sous les eaux noires d'un fleuve pollué où la vie n'en finit plus de mourir. Avec Mariana Enriquez, de toute façon, vie et mort sont intimement liées et se répondent à travers la fine couche du réel.
Jusqu'à ce qu'un jour les atrocités commises par les hommes n'en révèlent de bien plus ténébreuses, où l'Obscurité attend.

Ce que nous avons perdu dans le feu démontre que Mariana Enriquez est aussi bien à l'aise dans la forme courte que dans la longue. Son fantastique débusque l'horreur du réel pour le transformer insidieusement en quelque chose d'obsédant et d'indicible, quelque chose qui ne dit pas son nom et laisse les portes du néant grandes ouvertes pour l'esprit de ses lecteurs. Ce que nous avons perdu dans le feu nous offre une collection histoires inquiétantes qui préfigurent déjà le futur chef d'oeuvre de l'autrice : Notre Part de Nuit !
Lien : https://bit.ly/3A7PsEc
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