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Critique de fbalestas


C'est toujours un immense plaisir de découvrir un nouveau récit d'Annie Ernaux.

« Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu'à leur terme, elles ont été seulement vécues », nous dit l'autrice dès la page de garde.
Nous sommes à Rouen, à la fin du 20ème siècle – Rouen, la ville qui a été celle de l'écrivain, qui a connu un avortement clandestin il y a bien longtemps. La narratrice accepte de rencontrer un jeune étudiant qui lui écrivait depuis un an et qui avait trente ans de moins qu'elle.

Ils nouent ce qu'on pourrait qualifier une relation sexuelle, une relation que la narratrice qualifie d'équitable : il lui donne du plaisir, il lui fait revivre ce qu'elle n'aurait jamais imaginé revivre, et elle lui évite un travail qui le rendrait moins disponible : « J'étais en position dominante et j'utilisais les armes d'une domination don, toutefois, je connaissais la fragilité dans une relation amoureuse » : le décor est planté.

Ils dorment dans l'appartement de l'étudiant, concoctent des repas sur une plaque électrique, vont parfois dans des café fréquentés par des jeunes. le couple présidentiel de 2017 n'est pas encore arrivé, et ce type de relation n'est pas du tout dans l'air du temps : « comment peux-tu sortir avec une femme ménopausée » ? pensent probablement les jeunes qu'ils croisent.

L'étudiant est pauvre. Il n'a pas encore accédé au niveau de vie qui est celui de la narratrice à ce moment-là, il est même un peu « plouc » selon elle : cela la replonge doublement dans sa propre jeunesse, pauvre et sans culture non plus, à ceci près qu'elle pensait s'en sortir en travaillant – « avoir un métier avait été la condition de ma liberté » - tandis que lui essaye d'esquiver le travail en profitant tout de même des droits que la société peut lui accorder.

Une sensation étrange nait dans l'esprit de la narratrice, qui se retrouve face à lui dans des gestes qu'elle avait autrefois : « Avec lui je parcourais tous les âges de la vie, ma vie. ». Sensation qui se poursuit lorsqu'elle parcourt des lieux qu'elle a fréquenté à Rouen, comme la cité universitaire encore visible et restée quasiment en l'état.

N'est-elle pas en quelque sorte le personnage de sa propre fiction ? On peut se le demander.

Lorsqu'il évoque le futur, elle fait preuve d'une forme de cruauté. Elle lui répond « le présent suffit », mais ils peuvent parler tout de même du temps où il sera marié, père d'un enfant et … loin d'elle.
Le regard que les autres portent sur eux est bien sûr jugeant, mais ils n'en ont cure, et cherchent même les couples semblables au leur : une forme de connivence s'enclenche aussitôt.

Il y a même de la revanche chez la narratrice à s'afficher ainsi avec lui, comme sur la jetée près de la mer à Fécamp, en écho à une scène sur le même lieu lorsqu'à 18 ans elle se promenait sous le regard furieux de sa mère parce que portant une robe trop moulante : la différence c'est qu'avec l'étudiant elle ne ressent plus la moindre honte, voire même un sentiment de victoire.

D'autres coïncidences troublantes émergent encore, notamment lorsque la narratrice regarde son amant manger, et pense à cet autre étudiant de qui elle est tombée enceinte : et on comprend que tout le récit de cette relation n'avait qu'une finalité : pouvoir entreprendre le récit de l'avortement clandestin qui s'en est suivi à Rouen – et de fait mettre un terme à la relation avec l'étudiant.

Trois ans après la fin de leur histoire, Annie Ernaux publiait « L'Evénement » en 2000 (qui a fait l'objet d'une adaptation au cinéma).

Il faut donc relier ce « Jeune homme » à l'ensemble de son oeuvre pour bien le comprendre. Je l'ai lu trois fois successivement pour en digérer le suc, et je me suis rappelée l'immense plaisir à lire « Les Années » que j'avais chroniqué il y a longtemps, mais aussi « Passion simple », « La place » ou « L'autre fille ».

Annie Ernaux est une très grande écrivaine, qui tient une place à part mais très importante dans la littérature française. On se ne lasse pas de la lire – je ne m'en lasse pas pour ma part. J'ai lu trois fois les 37 pages de ce « Jeune homme » et je pourrais recommencer encore sans problèmes.

Elle a une façon bien à elle de traiter du récit : il ne s'agit ni d'une confession, ni d'un aveu, mais de « sauver quelque chose du temps où on ne sera plus jamais » comme elle le dira dans « les Années ».
Elle a confié pourtant à François Busnel de la Grande Librairie se sentir un peu illégitime – pour moi sa légitimité dans la littérature française ne fait pas du tout débat.
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