Ce qu'ils allaient à présent accomplir reposait sur des hypothèses mais, après tout, les hypothèses d'un dieu millénaire étaient sûrement plus dignes de confiance que la plus profonde certitude d'un mortel.
Ravenn soutint le regard de son père avec indifférence.
- Nos sujets te croient morte.
- Ils n'ont pas vu mon corps.
- Ils ont vu un corps. Ils n'accepteront jamais ton retour.
- Puisque vous en êtes si sûr, sourit Ravenn, vous n'avez rien à craindre. Mais après le règne des Rois-Passeurs et celui des Rois-Magiciens, le couronnement d'une Reine-Fantôme ne me semble pas si exotique.
Il est des heures de l’Histoire dont tous se souviennent et dont les hommes parlent encore avec la même émotion bien des lunes plus tard, de ces heures que l’on évoque autour des feux de bois, à demi-mot, et qui restent partiellement incompréhensibles à ceux qui ne les ont pas vécues.
Elouane était taillé pour la liberté et l’indépendance. Tout ce à quoi une reine ne pouvait prétendre.
Là d’où elle venait, Lïam aurait étudié dans les meilleurs écoles, auprès des meilleurs professeurs, et de brillantes carrières se seraient ouvertes à lui. Mais il vivait au bout du monde et, ici, ses qualités intellectuelles avaient peu d’utilité. Certains hommes ne naissent simplement pas au bon endroit.
Charly s'était cru faible - et il l'était, d'une certaine manière, car si on lui avait demandé où se trouvait Énora au cours d'une simple discussion entre gens civilisés, il aurait été du genre à ne pas se méfier et à divulguer trop d'éléments sans s'en rendre compte. Ils auraient pu anesthésier sa méfiance par la politesse et l'humour. Mais ils avaient commis l'erreur d'utiliser la torture, qui ne laissait aucun doute quant aux intentions des prêtres: ils voulaient du mal à Énora. Et menacer les gens que Charly aimait était la meilleure manière de lui faire supporter la plus atroce des douleurs.
L’amour fait agir d’étrange manière. Il ne s’encombre pas des conséquences.
Je crois qu’en amour la liberté est le pire des poisons lorsqu’il porte la contrepartie du secret. C’est intenable. Toujours l’amour veut être connu, reconnu. S’il se noue dans l’intimité, il a besoin d’exister au regard des autres – pour moi, du moins, j’en ai besoin –, et le contraindre au silence des alcôves est un poison qui ronge les amants.
Le souffle de la femme s'accéléra, comme au bord de l'implosion. La main de Ravenn dansa de plus belle sur son sexe. Lorsque la princesse mordit avidement la nuque offerte, des cris rauques récompensèrent son effort. Elle maintint le corps de la femme contre le sien jusqu'à ce que les tremblements refluent et que les muscles se détendent. Puis elle la libéra. Celle-ci se laissa aller sur la couche. Ravenn ne bougea pas, contemplant le sourire de sa partenaire.
- Pourquoi es-tu restée ce soir ? demanda-t-elle.
L'autre haussa les épaules.
- J'apporte tes repas depuis trois jours. J'ai senti ton intérêt, et... j'aime joindre l'utile à l'agréable.
Elle invita la princesse à s'allonger à ses côtés. Celle-ci s'exécuta, sa main plongeant aussitôt sous le matelas. Lorsqu'un éclair métallique fusa vers sa poitrine, Ravenn était prête. Elle roula sur elle-même, se retourna d'un bond et planta son propre poignard dans le ventre blanc de la femme. Cette dernière eut un hoquet surpris, puis une mousse rouge s'échappa à la commissure de ses lèvres.
- Tu... tu savais que j'étais là pour te tuer.
- Oui, admit Ravenn.
- Alors pourquoi... ?
- Pourquoi t'ai-je acceptée dans mes draps ?
L'autre hocha la tête, le visage déformé par la douleur. Ravenn eut un bref sourire.
- J'aime joindre l'utile à l'agréable.
Néanmoins, l'absence de preuves n'a jamais empêché quiconque de rêver ou de croire...