Ce que je voyais et entendais, donc ce qui échappait à leur auto-censure, me semblait intéressant précisément à ce titre : il me donnait à comprendre ce que les policiers considéraient comme normalement acceptable. Pour un observateur extérieur à leur monde, c'était assurément déjà beaucoup.
Le thème des "zones de non-droit" que la police n'oserait plus pénétrer et où il s'agirait de reprendre pied est, à de rares exceptions près, bien moins une description de la réalité qu'une formule de ralliement s'appuyant sur un imaginaire à la fois de danger et de reconquête : le danger magnifiant le courage de ceux qui l'affrontent et la reconquête justifiant l'intervention pour la mener à bien. Dans la circonscription où j'ai conduit ma recherche, la police allait sans problème partout où elle voulait - et du reste bien plus souvent dans les cités réputées difficiles qu'ailleurs -, mais le discours des "quartiers" qu'il ne fallait pas abandonner aux "voyous" n'en continuait pas moins de circuler comme si la défense des "territoires de la République" pouvait servir d'argumenteraire pour "pacifier" les quartiers.
La relation ethnographique, c'est-à-dire le lien qui se constitue en situation d'enquête entre l'enquêteur et les enquêtés, met en effet toujours en tension complicité et duplicité : d'un côté, on cherche à induire une proximité artificielle qui finit cependant par devenir réelle ; de l'autre, on s'efforce de maintenir une certaine réserve sur un projet intellectuel qui se constitue du reste au fur et à mesure que la recherche progresse. Généralement, la complicité prévaut, ne serait-ce que pour des raisons pratiques de meilleur rendement scientifique (on dit plus de choses à un chercheur avec lequel une certaine connivence est établie), mais aussi par un biais misérabiliste assez répandu dans les sciences sociales (la plupart des recherches portent sur des groupes dominés [...]).
Que la police ne puisse plus faire l'objet d'observations et d'analyses indépendantes conduit à s'interroger sur ce qu'elle aurait à cacher ou sur ce que le pouvoir ne voudrait pas qu'on en dise. (...)
L'étude que j'ai conduite il y a quelques années, je ne serais plus en mesure de la mener aujourd'hui.
Dans les familles d'origine immigrée, les parents enseignent souvent très tôt à leurs enfants que leur couleur de peau les exposera à de fréquentes interactions avec la police et qu'il faudra surtout ne jamais protester, quelle que soit la manière dont ils seront traités.
Cette scène ressemble à bien d'autres auxquelles j'ai assisté au cours de l'enquête que j'ai menée sur la Police dans la banlieue parisienne entre les mois de mai 2005 et juin 2007.
Elle ne serait donc qu'une observation de plus dans mon carnet de terrain, si l'un des trois garçons n'avait été mon fils. (p. 16)
Une nation qui ne demande à son gouvernement que le maintien de l'ordre est déjà esclave au fond de son cœur. Elle est esclave de son bien-être, et l'homme qui doit l’enchaîner peut paraître.
Alexis de Tocqueville (cité en fin d'ouvrage)
Les policiers sont convaincus que les juges sont trop cléments. “On arrête des délinquants et le lendemain ils sont remis en liberté“, répètent-ils sans cesse. Punir dans la rue leur apparaît donc comme une manière de se substituer à une justice qu’ils pensent défaillante.
Les policiers identifient au sein de la société des catégories plus ou moins bien délimitées de délinquants potentiels, notamment parmi les minorités. Cette catégorisation leur permet de considérer l’individu qu’ils interpellent comme coupable a priori.
Les policiers s’imaginent que la société dans son ensemble leur est devenue hostile. Ce sentiment contribue à fortifier leur esprit de corps et la cohésion de leurs équipes dans une relation de seuls contre tous et il légitime leur agressivité en retour.