Dans la cuisine, aussi, je devais redoubler d'attention jusqu'à tourner en bourrique. Le plus souvent pour manger, j'allais me servir dans les poubelles à l'arrière d'un libre-service du quartier, ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, qui m'entretenait sans le savoir en jetant des produits à peine périmés. Les jours de pluie torrentielle, ou lorsque je ne me sentait pas bien, je puisais un peu dans les stocks de mon hôte, me contentant de riz ou de pâtes. Je ne prenais rien dont il aurait pu remarquer la présence. Presque rien. Exceptionnellement, je succombais à la tentation d'un yaourt ou d'un peu de jus de fruits. C'est tout. Avec le temps, j'ai fini par me ranger à ses goûts, par les apprécier même.
Dehors, le passé a commencé de jaunir. Le genre humain se racornit.
L'automne a pénétré jusque dans les âmes, cet automne. Il a ruisselé en nous. Imposé des silences où il n'y en avait pas encore.
Je n'ai jamais aimé ceux qui réussissent.
Non pas parce qu'ils réussissent, mais parce qu'ils deviennent le jouet de leur succès, d'un Moi aveuglé. Le Moi à tout prix est la fin de l'homme.
Le sens n'existe pas. L'idée de sens a été inventée par l'humanité pour mettre un baume sur ses angoisses et la quête d'un sens l'accapare, l'obnubile.
Je me suis imaginé à un âge canonique, dans cinquante ans. Dans des mines du Brésil ou du Congo, mines de coltan, de cassitérite et autres matériaux bizarres, attendaient les éléments dont on ferait mon robot. Celui qui surveillerait mon automne sans fin, me parlerait, recueillerait mes avant-dernières volontés et puis, un jour, mon dernier souffle. Un beau jour, car il serait programmé pour ça, il poserait une main sur mon épaule en m’appelant doucement par mon prénom ; puis cette main, il la passerait devant mes yeux, devant ma bouche, et mettrait en route la procédure des obsèques, en composant un numéro d’urgence.
Au-delà de la vitre, la femme regardait le soleil miraculeux. Paupières mi-closes, elle se laissait inonder par ce cadeau du ciel ; son visage, qui n’avait plus sa jeunesse, et pour tout dire n’avait guère de charme, accueillait sans résistance les rayons qui succédaient aux rayons pour elle toute seule, après être partis qui sait quand d’une étoile à cinquante millions de kilomètres d’elle. O ! Peu lui importait, à cet instant précis, de n’avoir ni charme ni jeunesse, je le savais bien. Elle était seule, croyait-elle, et tout à son enchantement. Les yeux toujours à demi fermés, elle souriait. Et je me suis dit alors elle doit souffler, se remettre qui sait de quelles peurs et souffrances ; elle s’abandonne. Peut-être même est-elle heureuse. Si elle savait !
j'étais du genre rationnel pas celui qui croit qu'un ectoplasme vient s'abreuver chez lui et finir les restes...
Subitement, la nuit, une porte dérobée s'ouvre pour laisser entrer des personnages honnis, qui se vengent d'avoir été bannis de nos pensées diurnes. Nous croyions les avoir congédiés, or ils attendaient que sonne minuit pour reparaître dans notre théâtre nocturne, descendre du cheval de Troie et semer la terreur.
Qu'il est tentant de mettre les tâtonnements de sa mémoire sur le compte de la fatigue... Que n'a t-elle pas excusé la fatigue ?!