Parfois, le hasard fait bien les choses. D'autres fois, on ne peut rien contre certaines lois des séries que la destinée vous impose.
Je viens des regrets, je vais vers le rêve et je suis là par hasard.
Ce type-là, quand il se mettait à jouer, même le silence se devait de l'écouter.
Il finit par s'asseoir sur le tabouret et joua quelques notes. Deux ou trois accords mineurs improvisés sur la trame mélancolique qu'il avait en lui et qu'il tissait de ses doigts fluides. Cela donnait des ouvrages d'une éphémère beauté, des tapis de notes destinées à émouvoir le silence puis à s'en aller flotter vers les nuées.
Voilà ce que jouait Amazone Steinway. Pas seulement de la musique. Ce qu'il avait dans le cœur s'exprimait là, au moyen des quatre-vingt-quatre touches noires et blanches du clavier.
Je viens des regrets, je vais vers le rêve et je suis là par hasard...
Le noir contre le blanc. Le jazz contre le silence. La musique contre la vie.
Quelque chose de beau.
Juste pour commencer cette histoire.
C’était une nuit de pleine lune, avec une chaleur torride, des centaines de moustiques venus en cohortes des sources de Solimões et pas mal d’électricité dans l’air. Une nuit à finir fin saoul, sans un sou, entre les cuisses d’une femme.
Amazone joua longuement et pas une fois il n'ouvrit les paupières. Ses mains papillonnaient, plaquant des accords parfaits sur le piano blanc, sans la moindre fausse note ni même l'ombre d'une hésitation, et pourtant il ne voyait pas ce qu'il faisait. Il sentait, c'était tout. Le Suisse n'en revenait pas. Il venait de comprendre que la musique, lorsqu'elle est jouée parfaitement, n'a pas besoin de lumière. Comme l'Amazonie n'avait aucun besoin des hommes, pas même de leur présence.
La beauté se suffit à elle-même.
Albert Cerveza Amrein était un Suisse échoué en Amazonie suite à un concours de circonstances aussi inexplicable que fortuit, et qui, pour tromper son ennui, occupait la fonction de barman. Il était sans doute le seul à Esmeralda à savoir comment fabriquer de la bière et à posséder l’art et la manière d’en boire plus de dix litres sans tomber ivre mort, ce qui lui conférait une aura prestigieuse et lui donnait un pouvoir incommensurable sur le tas d’ivrognes qui avaient leurs habitudes à la taverne.
Il était là, son chagrin, dans la musique prodigieuse du piano blanc, dans les accroche-cœurs de ses notes syncopées dans le tempo.
C'était quelque chose qui coulait de lui comme un torrent de larmes et qui avait la simple particularité de ne pas se déverser de ses yeux mais de ses doigts, sur ce clavier étrange et beau, comme fait d'un bois de chagrins et d'un ivoire de souvenirs.