Citations sur Kant : Une lecture des trois ''critiques'' (28)
Dire que toute intuition est sensible, dire que c'est en tant que telle qu'elle nous livre accès à l'existence particulière, c'est aussi signifier que toute perception se situe hic et nunc, ici et maintenant, dans un espace et un temps particuliers. (...)
L'espace et le temps sont en effet les cadres dans lesquels vient nécessairement prendre place toute intuition particulière , toute perception empirique, toute existence concrète et singulière. On dira donc qu'ils sont des "intuitions pures", ou des "formes de l'intuition" puisqu'en un sens ils précèdent toute donation particulière d'existence dans une intuition empirique. L'esthétique transcendantale sera ainsi tout entière consacrée à montrer comment l'espace et le temps sont des cadres a priori de toute perception (intuition) empirique.
Par opposition au concept, l'intuition se définit comme une "représentation singulière", c'est-à-dire une représentation par laquelle je saisis l'existence même, l'individu réel (si l'on veut : l'extension du concept).
L'intuition est toujours liée à la sensibilité, elle est toujours sensible (non conceptuelle), toujours située dans un espace et un temps. Pour saisir l'existence, il faut recourir à la perception empirique.
(...), cette définition du concept renferme deux problèmes redoutables : celui du rapport entre le général et le particulier, celui du rapport entre la pensée et l'existence.
Il est clair, en effet, que dans tout concept, c'est un certain rapport du général au particulier qui est pensé : ce que nous saisissons dans le concept, c'est seulement le général, ce qui est commun aux éléments particuliers abstraction faite des différences qui les constituent comme particuliers.
Par suite, le concept ne donne jamais accès à l'existence : aussi soigneusement et complètement que je définisse le concept de table, mon opération intellectuelle n'a aucune chance de faire exister réellement une table particulière.
D'où la question : comment puis-je saisir le particulier, l'existence réelle, si ce n'est par le concept?
La réponse de Kant tient en un mot : l'intuition.
Dans un premier temps, on peut se contenter d'indiquer la définition traditionnelle du concept : "C'est une représentation générale ou une représentation de ce qui est commun à plusieurs objets."
Le concept présente deux traits caractéristiques (...) : la "compréhension" et l' "extension".
La compréhension est la propriété de classement autour de laquelle vont se regrouper les "éléments" qui lui correspondent. Elle indique les points communs à un certain nombre de ces objets. Soit, par exemple le concept de table : la compréhension sera la définition de l' objet "table" - l'énoncé des points communs entre les différentes tables existantes (...)_, l'extension, les tables existantes elles-mêmes.
Signification profonde du plan de la Critique de la raison pure.
On peut la lire, comme j'ai commencé à le suggérer, jusque dans le plan des trois parties principales qui composent la Critique de la raison pure : "Esthétique transcendantale", "Analytique transcendantale", "Dialectique transcendantale".
L'esthétique est la théorie de la sensibilité, comme faculté de ce que Kant nomme les "intuitions". L'analytique est celle de l'entendement, dont l'opération est le concept. La dialectique enfin, celle de la raison, dont l'opération est l'Idée. Intuition, concept, Idée, la simple définition de ces trois termes que Kant met au coeur de son travail de pensée va nous permettre de préciser l'enjeu philosophique du renversement qu'on vient d'évoquer.
Le "moment kantien" représente un retournement de perspective complet, sans précédent dans l'histoire de la pensée, par rapport au schéma cartésien. Ce retournement, dont la Critique de la raison pure est le théâtre, consiste très exactement en ceci: Kant pense d'abord la finitude, donc la sensibilité et le corps situés dans l'espace et le temps, ensuite seulement l'Absolu ou la divinité intemporelle. Telle est la raison pour laquelle la première partie de la critique de la raison pure s'appelle "Esthétique", du grec aisthêsis, qui signifie "sensibilité".
Hors le fait qu'il est peut-être le plus grand d'entre tous, c'est d'abord et avant tout Kant que je conseillerai de lire en raison de sa position charnière entre le monde des Anciens et ce lui des Modernes. Découvrir la pensée de Kant, c'est se donner la chance d'une perspective incomparable sur l'histoire de la philosophie occidentale. Son oeuvre rompt avec le monde ancien -ce qui suppose que l'on prenne en compte, au moins pour une part, l'objet de cette rupture; elle se situe en permanente discussion avec ses prédécesseurs les plus illustres -Descartes, Leibniz, Spinoza...- comme avec ses contemporains, à commencer par Hume, le plus éminent représentant de ce qu'on désignera plus tard comme la pensée "anglo-saxonne". Mais elle annonce aussi la période contemporaine, toute entière orientée vers cette déconstruction des illusions de la métaphysique à laquelle Kant ouvre la voie. Impossible de bien lire Nietzsche, Husserl, Heidegger ou Arendt sans avoir une bonne compréhension de la Critique de la raison pure.
On pourra chercher tant qu'on voudra à tourner la difficulté (...), au final, rien n'y fera : il est impossible d'entrer vraiment dans la philosophie si l'on ne prend pas le temps de comprendre en profondeur au moins un grand philosophe.