Les éditeurs français de
Jonathan Safran Foer ont décidé que la traduction française se ferait sous l'ordre de l'interrogation. Les anglophones ont pu, eux, lire Eating Animals, sans point d'interrogation. L'idée n'est pas mauvaise pourtant car ce livre est une enquête. Je le signale tout de suite, cet essai n'est pas un plaidoyer végétarien. L'auteur américain ne dit pas non à la viande, mais à celle industrielle, et s'il s'engage à la fin à respecter un végétarisme convaincu, c'est par choix individuel, mais il ne fait pas de prosélytisme. Son texte est hybride, il rédige un essai et une recherche digne d'une thèse (avec bibliographie et notes qui vont bien), mais il flirte avec le roman témoignage avec sa mise en scène ainsi que celle de sa famille. La forme est hétéroclite ; ce n'est pas un récit linéaire puisqu'il prend parfois des allures d'encyclopédie rangée par articles, un soin a été apporté à l'ouverture de chaque chapitre, et un jeu de typographie est instauré (comme dans son précédent roman). On trouve notamment treize pages remplies uniquement des mots Influence/mutisme.
Safran Foer pose de nombreuses interrogations et cherche les réponses les plus justes en confrontant les points de vue des différents acteurs du problème. Pourtant ses demandes auprès des grandes industries restent le plus souvent sans suite, alors il lui faut entrer illégalement sur des sites afin de constater par lui-même leur réalité. Il insère aussi des témoignages rapportés ou enregistrés, anonymes ou non, qu'il intercale avec sa propre enquête, et qu'il n'hésite pas à remettre en doute.
La principale question soulevée dans cet ouvrage est le rapport entre l'homme et l'animal et le problème de la souffrance animale. Il clarifie immédiatement son propos en précisant que l'homme et l'animal ne seront pas placés au même niveau, mais qu'il faut reconnaître un "bien-être" ou des "droits" aux animaux. Son récit entremêle histoire culturelle de notre rapport aux animaux, histoire de l'alimentation, anthropologie ou science. Toutes les disciplines se croisent.
Les élevages évoqués sont les poulets, les poissons, les porcs et bovins. le chapitre le plus cruel est sans doute celui consacré aux poulets. le début du roman s'attache aux constructions culturelles que l'homme a bâti vis à vis des animaux et de la nourriture, et l'auteur explique sa démarche en détail en insistant sur le déclic personnel qu'il a connu après la naissance de son enfant. Et enfin on entre dans le vif du sujet avec le sort des poulets. Je vous conseille de ne pas lire ce chapitre après avoir mangé si vous êtes sensibles. Il décrit toutes les étapes de conditionnement et de production en mettant en opposition un élevage fermier et celui industriel, normalisé. J'avoue qu'après avoir lu ces passages, je vais aussi avoir du mal à manger de la viande achetée en supermarché pendant un moment. Les animaux sont malades et torturés, et les normes de "plein air" bien éloignées du véritable élevage fermier où les animaux ne sont pas mutilés. Dès que j'y pense j'ai désormais des images de maladie, antibiotiques, espaces clôt et souffrance, qui me viennent à l'esprit. Les chapitres consacrés aux autres animaux suivent le même schéma explicatif.
Jonathan Safran Foer est brillant et réussit à passer un message fort et persuasif sous couvert d'un texte sans parti-pris immédiat et d'un l'humour qui traverse et dédramatise l'ensemble. À la question "
Faut-il manger les animaux?" on pourra répondre comme l'auteur, non, mais on rétorquera surtout "pas tous", pas ceux issus des élevages industriels. Car si les statistiques et exemples sont ici américains, l'auteur s'est aussi intéressé au phénomène au plan international et évoque souvent les exemples européens. le récit ne tente pas à tout prix de convaincre mais pose de nombreuses questions. Et dans un sens il est moins violent et sanglant que d'autres témoignages que j'ai lu sur des sites végétariens. Et c'est peut-être ce détachement et cette quête paternelle qui facilitent notre adhésion. Peut-être aussi l'impression que nous avançons à son rythme dans cette enquête, puisque l'auteur partage ses doutes avec le lecteur. Que ce soit sur la structure des chapitres et donc l'effet produit ou sur les témoignages d'éleveurs. Il réussit à trouver de nombreuses réponses, mais certains débats restent en suspens. Notamment la question d'un retour à l'élevage traditionnel et donc plus respectueux des animaux. Certains éleveurs y croient, lui écrit :
"Il n'y a pas de "retour" à l'élevage de porcs traditionnel. le mouvement vers ce type d'activité est bien réel, mais il est essentiellement le fait d'éleveurs de longue date qui ont appris à mieux vendre leur image et parviennent à tenir bon. L'élevage porcin industriel continue de s'étendre en Amérique, et sa croissance mondiale est encore plus effrénée. "
Je ne pense pas que j'aurais lu ce livre s'il avait été signé par un autre nom. Ce sont ses deux précédentes fictions, très réussies, qui m'ont donné envie de lire aussi cet ouvrage, même si le sujet ne me passionnait pas de prime abord. Bien que la forme ne soit pas purement romancée, on retrouve son ton et son écriture inventive. Et c'est surtout avec les souvenirs qu'il partage, de sa grand-mère et des fêtes de famille, qu'on retrouve l'écrivain de fiction qui nous a tant séduit, parce qu'il en parle avec beaucoup d'humour mais l'émotion est très forte.