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Critique de HordeDuContrevent


La maladie mentale vue de l'intérieur, en une écriture de l'hyperlucidité et des hallucinations…

Lorsque j'ai découvert le titre de ce premier livre du norvégien Jon Fosse traduit en français en 1998, je n'ai pu m'empêcher de penser au film danois Mélancholia, de Lars von Trier qui évoque les quelques heures avant l'arrivée imminente et fatale d'un astéroïde venant percuter la Terre. Etrangement c'est le personnage qui a le plus de fêlures dans le film, joué par Kirsten Dunst, qui arrive à garder son sang-froid, profitant langoureusement des dernières heures de vie sur terre, alors que les personnes dites « normales » perdent les pédales sur ces dernières heures, certaines se suicidant quand d'autres sombrent dans le chaos. de quoi relativiser les frontières de ce que nous appelons la folie…
Ce rapprochement entre le film et le livre, tous deux scandinaves, est d'autant plus drôle à établir que le livre évoque la vie bien réelle d'un Lars, Lars Hertervig, considéré aujourd'hui comme le peintre le plus important de Norvège. Né en 1831, de parents pauvres et quakers (mouvement religion très puritain dans lequel le silence absolu permet d'atteindre sa lumière intérieure), étudiant en Allemagne à l'Ecole des Beaux-arts, souffrant de nombreux troubles nerveux, il fut interné à l'asile d'aliénés de Gaustad en 1856 puis à celui des pauvres où il meurt en 1902 miséreux et pratiquement inconnu. Sa célébrité ne lui est venu qu'à titre posthume.

La mélancolie ici n'est pas celle issue du sens commun d'une mélancolie comme tristesse rêveuse des artistes, acception poétique et charmante que nous employons souvent ici comme un adjectif désignant une qualité (ne l'ai-je pas utilisé pour mon dernier livre lu, La mer de la tranquillité ?), mais véritable maladie mentale. le peintre a été diagnostiqué mélancolique en 1856 puis interné. Il estimait que la cause de sa maladie était due à une observation fixe, du fait de son activité, de "trop de lumière de soleil dans ses paysages". de fait, les symptômes de sa maladie se concrétisent via les couleurs, le peintre a une perception très intense des couleurs de la lumière et cela le pousse vers de vastes zones d'ombre de la folie, tout en étant source d'une peinture très lumineuse et transcendante qui est reconnue aujourd'hui comme étant l'une des clés de voute de l'histoire de l'art norvégien, ses peintures de paysages côtiers lumineux étant un peu le symbole de la cote norvégienne.
Le tableau le plus connu du peintre, et celui qui permet de voir toute l'étendue de son talent, est le tableau « Vue de l'île de Borgøy » (1867) où la lumière nordique a un effet de transparence sur le ciel et le fjord, comme si tout devenait translucide, créant une dimension sacrée, mystique, renforcée par la présence d'un rocher noir derrière les nuages.


Jon Fosse a fait le pari fou, en deux volumes, de s'inviter dans la tête de Lars Hertervig, de plonger dans ses pensées, en un monologue pétri d'obsessions, de répétitions. Et c'est tout bonnement fascinant tout en étant source d'un malaise réel pour le lecteur. Jon Fosse nous donne à voir la maladie de l'intérieur, un peu comme le fait William Faulkner dans le bruit et la fureur mais dans une dimension selon moi encore plus intime et percutante. Par ailleurs, l'auteur réussit à rendre compte de sa folie via les couleurs et la vision de la lumière du peintre, il arrive à nous faire ressentir le lien que le peintre établissait lui-même entre sa folie et les couleurs, la lumière. Nous retrouvons d'ailleurs sans arrêt dans ce livre les couleurs tranchantes du tableau cité précédemment, nous voyons le bleu et le blanc du fjord, la lumière blanche et les visions agressives et hallucinées déclenchées par le blanc et le noir (voir à ce sujet une des citations posées).

« Monsieur Winckelmann est maintenant seul dans l'encadrement de la porte et il secoue la tête. Et la tête de Monsieur Winckelman devient de plus en plus grande, et ses yeux noirs deviennent gros puis grandissent encore, puis ses yeux noirs glissent hors de sa tête et ses yeux commencent à se mouvoir dans la chambre, librement, les yeux se meuvent librement dans la chambre et les yeux deviennent de plus en plus gros, de plus en plus noirs, puis les yeux s'approchent de moi, puis ils s'éloignent, les yeux emplissent la chambre… ».

Le noir et blanc s'opposent ainsi beaucoup dans le livre, les deux couleurs semblent agir sur son cerveau comme des couleurs saturées qui l'agressent constamment. La lumière elle est une couleur à part entière et apparait dans le livre de manière obsessionnelle, notamment via la jeune fille de quinze ans sur laquelle Lars Hertervig a jeté son dévolu, une blonde aux yeux bleus qui l'obsèdent au point de ne pas se rendre compte qu'il a un comportement déplacé et effrayant vis-à-vis d'elle, encore enfant.
Le mauve enfin est très présent, il porte un « joli costume de velours mauve » comme il le répète sans arrêt, le mauve étant la couleur de la spiritualité, de l'apaisement, voire de la mélancolie selon différentes sources que j'ai pu consulter.

Notons avec intérêt que la peinture doit fasciner Jon Fosse car dans son dernier livre, L'autre nom, septologie en une seule phrase, chaque volume commence par le passage suivant :
« Et je me vois debout face à l'image avec ses deux traits, un marron et un violet, qui se croisent dans le milieu, une image oblongue, je me vois la regarder, et je vois que j'ai peint les traits avec une grande lenteur, avec une épaisseur dans la peinture, qui a coulé, la couleur se mélange à l'endroit où se croisent la petite ligne violette et la marron, avant de couler vers le bas et je pense que ce n'est pas un tableau, mais en même temps l'image est telle qu'elle doit être, elle est terminée, il n'y a rien à ajouter, je pense, et je dois m'en débarrasser, je ne veux plus l'avoir sur le chevalet, je ne veux plus la voir, je pense, et je pense qu'on est aujourd'hui lundi, que je dois la remiser avec les autres tableaux sur lesquels je travaille en ce moment mais que je n'ai pas encore terminés, ceux que j'ai posés entre la porte de la chambre et la porte du couloir, inclinés châssis apparent, sous le crochet du portemanteau auquel est suspendue ma sacoche en cuir marron, dans laquelle se trouvent mon carnet de croquis et mon crayon de bois... »…et de retrouver le mauve associé au triste marron…

Le tome 1 de Melancholia comporte trois parties.
La première relate sa vie à Düsseldorf en 1853, élève de Hans Gude à l'Ecole des Beaux-Arts, où il vient d'être mis à la porte de la chambre qu'il louait du fait de son comportement étrange et déplacé vis-à-vis de la jeune fille de la famille, Hélène, dont il est obsédé. Nous sommes mal à l'aise tant nous sentons qu'il dépasse les bornes tout en étant touché par les moqueries et la méchanceté des autres étudiants qui lui font subir moult enfantillages dont il ne comprend pas le sens.
La 2ème partie relate sa vie à l'asile de Gaustad où, interdit de peinture soi-disant pour guérir, il passe son temps à se masturber tout en pensant sans arrêt à Hélène mais de façon beaucoup plus violente, vulgaire et lubrique que trois ans auparavant, sa jalousie et sa paranoïa le disputant inlassablement au sentiment amoureux. Son onanisme est tel qu'il dégoute le personnel soignant.
La 3ème partie est très différente et rompt totalement avec les deux précédentes car elle se passe de nos jours. C'est un narrateur extérieur, nous sortons donc du monologue. Vidme est un lointain parent du peintre qui ressent la substantifique moelle de son ancien parent en regardant la toile « Vue de l'île de Borgøy ». Cette partie permet de prendre du recul par rapport aux deux parties précédentes, de prendre de la hauteur, c'est un procédé très bien vu qui vient en outre donner de l'oxygène au lecteur après la plongée totalement folle dans le cerveau et l'âme de Lars Hertervig.


L'écriture, vous l'aurez compris, est à l'image de pensées névrotiques de quelqu'un qui est déchiré mentalement : obsessionnelle, incohérente, sensible, répétitive, litanies de mots, de phrases répétées à l'envi. Alors, c'est vrai, par rapport à L'autre nom, il y a des phrases, avec des points. le texte, en ce sens, est plus simple d'accès. Mais c'est une expérience de littérature là encore qui me fait beaucoup penser à Beckett, à Molloy ou à Malone meurt, dans cette façon d'être dans les pensées d'un être différent (un vieillard grabataire pour Beckett) que nous n'osons même pas approcher dans la réalité…de là à plonger en lui…c'est brillant, totalement brillant…


Au final, Melancholia I est un livre dont on ne sort pas indemne tant la folie du peintre norvégien Lars Hertervig est appréhendée par le génie de Jon Fosse au plus près, au point d'être palpable et totalement angoissante…Pour les amoureux de Beckett, de Faulkner, d'Antunes…De quoi pousser un cri à la Munch…mais c'est une autre histoire…

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