Citations sur L'île des pingouins (37)
Bientôt se gonfleraient du lait de la richesse ces trois mamelles des nations modernes : l'accaparement, l'agio et la spéculation frauduleuse.
Page 348 (Édition Calmann-Lévy 1908)
Ne voyez-vous pas, mon fil, s'écria-t-il, ce furieux qui coupe avec ses dents le nez de son adversaire terrassé, et cet autre qui broie la tête d'une femme sous une pierre énorme ?
-Je les vois, répondit Bulloch. Ils créent le droit ; il fondent la propriété ; ils établissent les principes de la civilisation, les bases des sociétés et les assises de l’État.
-Comment cela ? demanda le vieillard Maël.
-En bornant leurs champs. C'est l'origine de toute police. Vos pingouins, ô maître, accomplissent la plus auguste des fonctions. Leur œuvre sera consacrée à travers les siècles par les légistes, protégée et confirmée par les magistrats.
Page 62 (Édition Calmann-Lévy 1908)
Sans doute les raisons scientifiques de préférer un témoignage à un autre sont parfois très fortes. Elles ne le sont jamais assez pour l'emporter sur nos passions, nos préjugés, nos intérêts, ni pour vaincre cette légèreté d'esprit commune à tous les hommes graves. En sorte que nous présentons constamment les faits d'une manière intéressée ou frivole.
Les modérés s'opposent toujours modérément à la violence.
Page 200 (Édition Calmann-Lévy 1908)
On ne douta point parce que la chose était partout répétée et qu'a l'endroit du public répéter c'est prouver. On ne douta point parce qu'on désirait que Pyrot fut coupable et qu'on croit ce qu'on désire, et parce qu'enfin la faculté de douter est rare parmi les hommes ; un très petit nombre d'esprits en portent en eux les germes, qui ne se développent pas sans culture. Elle est singulière, exquise, philosophique, immorale, transcendante, monstrueuse, pleine de malignité, dommageable aux personnes et aux biens, contraire à la police des Etats et à la prospérité des empires, funeste à l’humanité, destructive des dieux, en horreur au ciel et à la terre.
[Le dieu des chrétiens parle :] Aussi, je puis vous annoncer qu'après que le soleil aura tourné encore deux cent quarante fois autour de la terre...
-Sublime langage ! s'écrièrent les anges.
-Et digne du créateur du monde, répondirent les pontifes.
-C'est, reprit le Seigneur, ma façon de dire en rapport avec ma vieille cosmogonie et dont je ne me défais pas sans qu'il en coûte à mon immutabilité...
Page 32 (Édition Calmann-Lévy 1908)
Et, ayant appelé tous ceux des Pingouins qui avaient vu le dragon durant la nuit sinistre, ils leur demandèrent :
— N'avez−vous point observé sa forme et ses habitudes?
Et chacun répondit à son tour:
— Il a des griffes de lion, des ailes d'aigle et la queue d'un serpent.
— Son dos est hérissé de crêtes épineuses.
— Tout son corps est couvert d’écailles jaunissantes.
— Son regard fascine et foudroie. Il vomit des flammes.
— Il empeste l'air de son haleine.
— Il a une tête de dragon, des griffes de lion, une queue de poisson.
Et une femme d'Anis, qui passait pour saine d'esprit et de bon jugement et à qui le dragon avait pris trois poules, déposa comme il suit :
— Il est fait comme un homme. A preuve que j'ai cru que c’était mon homme et que je lui ai dit : “Viens donc te coucher, grosse bête.”
D'autres disaient :
— Il est fait comme un nuage.
— Il ressemble à une montagne.
Et un jeune enfant vint et dit :
— Le dragon, je l'ai vu qui ôtait sa tête dans la grange pour donner un baiser à ma sœur Minnie.
Et les Anciens demandèrent encore aux habitants :
— Comment le dragon est−il grand?
Et il leur fut répondu :
— Grand comme un bœuf.
— Comme les grands navires de commerce des Bretons.
— Il est de la taille d'un homme.
— Il est plus haut que le figuier sous lequel vous êtes assis.
— Il est gros comme un chien.
Interrogés enfin sur sa couleur, les habitants dirent :
— Rouge.
— Verte.
— Bleue.
— Jaune.
— Il a la tête d'un beau vert; les ailes sont orange vif, lave de rose; les bords d'un gris d'argent; la croupe et la queue rayées de bandes brunes et roses, le ventre jaune vif, moucheté de noir.
— Sa couleur? Il n'a pas de couleur.
— Il est couleur de dragon.
[…] Les trusts de l’alimentation accomplissaient les plus hardies synthèses chimiques, produisaient des vins, de la chair, du lait, des fruits, des légumes factices. Le régime qu’ils imposaient causait des troubles dans les estomacs et dans les cerveaux. Les milliardaires étaient chauves à dix-huit ans ; quelques-uns trahissaient par moments une dangereuse faiblesse d’esprit ; malades, inquiets, ils donnaient des sommes énormes à des sorciers ignares et l’on voyait éclater tout à coup dans la ville la fortune médicale ou théologique de quelque ignoble façon de bain devenu thérapeute ou prophète. Le nombre des aliénés augmentait sans cesse ; les suicides se multipliaient dans le monde de la richesse et beaucoup s’accompagnaient de circonstances atroces et bizarres, qui témoignaient d’une perversion inouïe de l’intelligence et de la sensibilité.
« Sales youpins, leur écrivit−il dans une lettre fameuse, vous avez crucifié mon Dieu et vous voulez ma peau ; je vous préviens que je ne serai pas aussi couillon que lui et que je vous couperai les quatorze cents oreilles. »
Dans tout Etat policé, la richesse est chose sacrée ; dans les démocraties, elle est la seule chose sacrée.