Grâce à elle, je découvrais que le poids du jour ne se suffit pas à lui-même, qu'il dépend de la veille et conduit au lendemain. Chaque soir, avant de m'endormir, je bâtissais les ponts qui traversaient le gué de la journée. Hier d'un côté, demain de l'autre. Et si je me penchais d'avantage, je découvrais une perspective lointaine à droite comme à gauche : ici, l'histoire ; là, l'avenir. Je voyageais au sein de ces méandres, tirant les fils entre le premier jour et ceux qui suivraient, ceux qui viendraient encore et les autres, invisibles mais palpables puisque désormais nous avions une histoire.
Nos conversations étaient semblables à une rue bordée de-ci de-là par des portes qui attendaient d'être ouvertes mais qui restaient closes car je ne savais pas les pousser.
e suis né du pied gauche. Chaque matin, je m'en souviens. Aujourd'hui, mais c'était comme hier, les éboueurs m'ont naturellement éveillé à l'aube. J'ai battu des paupières pendant quelques instants puis je me suis levé. Les arbres étaient fragiles, le ciel rose craie. Je n'avais pas envie de peindre. une lumière blanche et mate ternissait les dessins tracés dans la nuit: un œil de face, un œil de profil, un œil en coupe.
J'ai branché l'électrophone et mis la Vingt-sixième sonate (de Beethoven): les Adieux. J'ai ramassé le jean, le jean des premiers jours, je l'ai trempé dans le fond de tous mes pots et j'ai frappé les fesses, les chevilles et les cuisses. Le sang s'est étalé en gouttelettes noires sur les plafonds et les murs. Morte Juliette. Mort Mathias. Mort Piotr. Sur le butane de la cuisine, j'ai brûlé trois toiles, recueilli la suie, étalé la suie de part et d'autre du nu, dans la chambre. Elle dormait là, à gauche du lit, sur le mur.
Je ne concevais pas qu'elle pût s'apprêter chaque matin pour des journées aussi vaines.
Je commençais à comprendre que ce qu'on appelle la vie n'est jamais que l'aménagement de ses désespoirs.
Je me laissais aller contre elle, découvrant une tristesse béate et heureuse.
Coucher n'est rien. C'est le lendemain qui compte.
Je dessinai rapidement quatre traits verticaux et une courbe.
- Une ville dis-je, Tokyo
- Vous êtes allés au Japon ?
- Non
- Vous aimeriez ?
- Non
- Alors pourquoi Tokyo ?
- C'est plus abstrait que Vienne.
- Comment le savez vous puisque vous n' y êtes jamais
?
- Justement parce que je n'y suis jamais allé.
Elle prenait tant de plaisir a essayer ses toilettes qu'elle ne pouvait probablement pas se les offrir ( p 52)