J'observe les hommes, je fréquente les arbres.
Dès que j’écris quelques mots, un peu de calme revient, un peu de sagesse, d’équilibre. Écarter la tempête de la pointe de mon stylo. Me raccrocher à la blancheur des pages, aux fines lignes violettes, si rassurantes, si immuables.
Presque chaque jour je pars marcher dans les collines. J'aime être seul sur les chemins. (...)
L'homme est un danger pour tout ce qui est vivant. Je suis un morceau de ce danger (...) D'où tenons-nous un tel désir de puissance destructrice ? (p. 25)
J’étais heureux dans ce petit vallon. J’ouvrais ce cahier chaque matin et j’étais ébloui par la liberté que m’offrait la blancheur vierge de chaque page, comme je l’étais dans le silence de tous ces chemins. Libre de marcher, d’écrire, de rêver. Libre de ne penser qu’à l’oiseau, lorsque je regardais l’oiseau, de ne penser qu’à chaque pierre où je posais mon pied lorsque je gravissais les chemins ravinés qui mènent aux crêtes. Libre de ramasser un mot, n’importe où, de tripoter ce mot, de l’observer, d’en extraire de brefs ou longs voyages, des désirs et des peurs.
Voilà ce que devraient faire plus souvent nos hommes politiques, des gâteaux aux pommes avec des enfants de quatre ans. Les mains dans la farine ils en seraient plus humains, plus modestes. Ils oublieraient un instant de détruire tous ceux qui les entourent et menacent leur carrière. Ils assassineraient père et mère tant est sans limites leur besoin frénétique d'être aimés, admirés, applaudis. (p. 19)
La lumière sur la ville n’était plus la même. Les gabians tournaient dans un silence blanc. J’allais le long des quais, comme au fil d’un vertige, d’un étrange sommeil. Je ne voyais rien. Un homme m'avait ouvert les portes du mal, les portes de la peur. Sur ce quai, au milieu des thoniers, des grues, des filets, dans ce petit coin perdu du monde, j'aurais dû être foudroyé. Je souriais.
Le jour glisse le long du clocher comme une main sur une cuisse blonde.
Je suis reparti sur des chemins ou je n'étais pas seul. Je marchais avec une ombre. Nous avons tous la sensation de marcher avec une ombre sans doute. J'ai traversé des périodes, dans ma vie, où cette ombre s'éloignait. Je me suis toujours débrouillé pour cheminer à côté d'une ombre qui n'était pas la mienne. Une ombre qui m'inquiète et dont j'ai besoin. Comme si je n'avais jamais pu me contenter des joies paisibles que m'offre cette vie : marcher, écrire, dormir, aimer une femme, entrer l'été dans l'eau fraîche d'une rivière, m'étendre nu sur des galets blancs de lumière, manger le plat du jour dans le premier bistrot d'un village, demander une paire de boules et me joindre à ces hommes qui ne semblent pas avoir d'ombre, même au soleil, ils s'interpellent, rient, balaient le sol du plat de la main, font trois pas et lèvent les bras au ciel. Reprendre la route et regarder tout ce qui bouge, détale, embaume, étincelle. pousse, s'envole, rampe, frémit, hurle, s'émerveille, senfuit, surgit, se décompose, renaît.
"En marchant , je pense aux seins d'Isabelle . La nuit , je glisse ma main sous sa chemise de coton , caresse son ventre du bout des doigts , remonte . J'enferme l'un de ses seins dans ma main ,souvent le gauche . Il est rond , souple et chaud .Même dans son sommeil , la pointe durcit , se dresse . Isabelle remue à peine . Je fais bouger ses rêves. " ( p 26 )
De loin, toutes les villes sont bleues. Laquelle accepterait un homme qui laissait dans chaque gare un lambeau de son passé ? J’aurais voulu être la beauté de Jean Valjean, la solitude Bardamu, celle, misérable et solaire, de Jean Genet sur les routes d’Europe. Je n’étais que l’homme qui passe.