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Critique de Creisifiction


Roman éclaté sous forme de nouvelles courtes qui, tout en aspirant à exister séparément, tenteraient en même temps de converger - sans jamais y réussir complètement- vers un seul et même lit romanesque, HISTOIRE ARGENTINE- L'HOMME DU BORD EXTERIEUR fait penser à un kaléidoscope que le lecteur ferait tourner, constitué de fragments aux motifs symétriques à combiner et à emboîter les uns dans les autres au fur et à mesure que celui-ci avance dans sa lecture. Construction prodigieuse étayée par quelques-uns des principaux mythes de l'imaginaire et la culture populaire argentines, ainsi par des épisodes marquants de l'histoire contemporaine du pays, servant de motif et de toile de fond aux seize nouvelles («chapitres») qui le composent (les gauchos, le foot, les vicissitudes connues par la dépouille d'Eva Péron, les actions terroristes des Montoneros, le retour de Juan Péron en Argentine, le coup d'état militaire, la torture et les disparitions, la guerre des Malouines..) HISTOIRE ARGENTINE est une oeuvre que l'on pourrait qualifier comme étant le résultat d'une sorte «hybridation », où les niveaux de fiction se superposent et les intrigues et les temporalités se structurent et s'imbriquent à la manière d'unités organiques différenciées, quoique solidaires d'une même et étrange créature pluricellulaire : une sorte d'ornithorynque littéraire, et quoi qu'on en penserait en fin de compte, une preuve incontestable de l'intelligence et de l'humour du Créateur..!
Les scories de l'Histoire avec un grand «h» s'immiscent ici constamment dans la «petite histoire», dans le flux de conscience des personnages, dont certains incarnent des doubles plus ou moins avérés de l'auteur (le personnage, par exemple, du «fils qui voulait être écrivain» dans le chapitre intitulé «La Vocation Littéraire ») ; à d'autres moments encore, c'est l'auteur lui-même, en chair et en os, qui fait subitement irruption dans le récit en tant que personnage de sa fiction, ou tout simplement en tant que figurant accessoire, tel un Hitchcock traversant son écran («Le Système Éducatif»).Dans tous les cas, la production et l'accumulation de sédiments mélangeant éléments fictionnels, réflexions sur la création littéraire, souvenirs d'enfance, et résidus historiques se juxtaposent et s'interpénètrent d'une nouvelle à l'autre de manière tentaculaire, pour ensuite bifurquer et brouiller à nouveau les pistes, l'écrivain semblant jouer à désorienter volontairement son lecteur dès que ce dernier s'imagine être enfin arrivé à une destination narrative stable…Non, ce ne sont que des escales provisoires! Pas de bord pour le lecteur non plus où pouvoir s'installer confortablement «à l'intérieur» du récit!
Quelle entrée en matière pour l'auteur! Inclassable et pourtant accessible, drôle et incisif, roman «en désagrégation constante» selon les mots même de son auteur, le livre rencontre dès sa parution un succès immédiat auprès du public et de la critique argentine. Brillant disciple de ses compatriotes émérites, grands maîtres du réalisme magique argentin, Bioy Casares, Borges et Cortázar, auxquels il ne cesse de rendre hommage, Rodrigo Fresán est devenu depuis la publication d'HISTOIRE ARGENTINE en 1991 l'une des voix les plus originales de la littérature contemporaine de son pays. Par l'intelligence de la construction formelle, par la finesse de ses réflexions sur l'inconsistance d'une représentation commune de la réalité environnante partagée par tous, par la transitivité mise en oeuvre entre univers imaginaires parallèles et le monde réel et tangible, par la mise en abîme de différents niveaux de narration, par l'humour pince-sans-rire dont il fait constamment preuve, Rodrigo Fresán, par ailleurs grand copain du chilien Roberto Bolaño qui appréciait aussi énormément son travail, m'a personnellement beaucoup fait penser au grand Julio Cortázar.
L'auteur ne souhaite pourtant pas (et là où probablement on l'aurait attendu «du dehors») être reconnu comme représentant d'un renouveau du réalisme magique argentin. Fresán revendique son appartenance à un autre mouvement ( «pratiqué par un seul auteur : moi-même») qu'il dénomme «l'irréalisme logique». Si l'on considère le réalisme magique en littérature comme «l'irruption du magique dans le réel», nous dit-il, l'irréalisme logique voudrait à l'opposé «faire apparaître des lueurs sporadiques de logique dans l'irréalité du monde».
En l'occurrence, ici, de celle qui avait marqué l'histoire de son pays, notamment dans les années 1970 et 80, au moment de son enfance et adolescence (l'écrivain est né en 1963). «L'histoire argentine est si tumultueuse, si désordonnée, si soumise à des cycles, si intermittente, si amnésique qu'elle prend la forme de nouvelles : elle recommence sans cesse, se réécrit et, lorsqu'elle s'achève, le final est toujours ouvert».

En ce 2 avril 2022, quarante ans donc après la fin de la guerre qui avait opposé le pays à la Grande-Bretagne, les images du discours de l'actuel président argentin réaffirmant la souveraineté de son pays sur les îles Malouines, ou celle de cette grande banderole («MALVINAS NOS UNE») dépliée il y a à peine quelques jours avant un match de l'équipe de foot porteña du Boca Juniors, semblent donner pleinement raison à l'écrivain lorsqu'il déclarait, dans sa postface de 1999, que «L'Argentine comme pays est un très mauvais roman»...
Rodrigo Fresán a réussi avec HISTOIRE ARGENTINE le pari fou d'écrire un livre en train de s'écrire, toujours «du bord extérieur» de l'histoire qu'il raconte, un livre sans véritable incipit et sans point final, sans unité temporelle précise, installé plutôt dans une sorte d'instantanéité de l'écriture, érigée et maintenue en constant devenir. «Open work» d'un écrivain essayant de se regarder «du dehors» en train d'échafauder son récit, et en même temps d'entraîner son lecteur aussi vers une zone liminaire de lecture…
Capisce? Non? Qu'importe : ce puzzle endiablé aux multiples entrées et au découpage surprenant, est en même temps une lecture fort agréable et pas du tout indigeste, qu'on savourera pleinement, certes « du bord extérieur» et devant néanmoins renoncer à la faire rentrer à tout prix dans des cases. Roman de la déconstruction, postmoderne et expérimental ? HISTOIRE ARGENTINE est avant tout, à mon sens, une oeuvre intrigante, un coup de génie littéraire, intelligent et ludique, totalement «suis generis» et, plus important que tout, pour des lecteurs en quête de sensations nouvelles, une lecture absolument jouissive !
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