Aden

La santé de ma mère, c'est sa grande colère. Une fureur immense, et calme, qu'elle alimente comme un feu couvant, une braise prête à jaillir s'il passe par son esprit de souffler dessus. Cette colère est contre son mari Otar qui n'a pas eu la force de survivre. Bien qu'elle vienne de beaucoup plus loin, d'offenses pour lesquelles il n'y a pas de mots en français, dans son vocabulaire, ni peut-être dans aucune autre langue, elle a éclaté au grand jour quand Otar l'a laissée, seule avec son fils Aden, dans la maison de Villeneuve; malgré sa foi, son courage et sa ruse, quand cet homme qu'elle aimait lui a fait l'affront de donner raison devant elle à la mort. Cette colère ne tarit pas, quarante ans après, elle brûle. Iana est contre la mort, debout, en bonne santé et sans lunettes.

Il avait hâte maintenant d'en finir. Commença alors la fastidieuse recherche. Il entrait cette fois dans l'envers du cerveau, dans cette zone interdite où s'enregistrent toutes les opérations, comme un palimpeste de la mémoire informatique composant son propre motif d'amnésie programmée. Iana dort dans la vitesse fulgurante, ou la vitesse infinitésimale de ces collisions de particules éparses.

À quelle échelle mesurer la distance entre cette déchirure insensible et la douleur à rejoindre

Mais celle-là, au milieu du wagon, la vraie pauvresse qui pue des nippes, de la crinière embroussaillée sur des croûtes réelles, et du corps avachi, elle ne demande rien à personne. Pas un ne s'approche, la place est vide autour d'elle, elle intime le respect. Un côté de sa mâchoire porte une ecchymose violacée qui soulève la lèvre, elle manque de dents. Elle regarde droit devant, sans souci d'avenir.

Une ville au loin ressemble au futur. A un souvenir de peur enfantine arrêtée dans le cri. Elle est une configuration voisine du nuage, aussi instable et confuse qu’un rêve de catastrophe ,aussi hostile et désolée. Dans la masse brumeuse du petit matin, on ne voyait que toits concassés, scintillement de ruines en flaques froides d’où émergeaient par places monuments et dômes isolés, frange irréelle effondrée à l’horizon entre le ciel métallique et le floconneux tissu de grisaille, de même que, sous le souffle qui suit l’explosion, s’élève le silencieux nuage des décombres. C’était Paris.