L'Automne du patriarche

La rumeur se répandit qu'il avait fait appeler en urgence le ministre de la Santé et que celui-ci l'avait trouvé le bras droit posé comme une patte d'agneau sur la table de noyer et ordonnant coupez-moi ça compère, humilié par sa triste situation de président en larmes, mais le ministre lui avait répondu mon général cet ordre je ne l'exécuterai pas devrait-on mon fusiller, avait-il dit, c'est une question de justice, général, je vaux moins cher que votre bras.

Je me préparai donc à mourir sans résistance tant il me paraissait inutile de contrarier un vieillard qui venait de si loin sans autres raisons ni mérites que l’appétit barbare de commander, mais il lui montra la paume de sa main de raie cornue et lui dit Dieu te garde, macho, la patrie a besoin de toi, car il savait depuis toujours que contre un homme invincible il n’existe pas d’autre arme que l’amitié.

On savait que c’était un homme sans père comme les despotes les plus illustres de l’histoire, le seul parent qu’on lui connût, et peut-être le seul vraiment, étant sa maman bien-aimée Bendicion Alvarado à qui les livres d’école attribuaient le prodige de l’avoir conçu sans l’intervention d’aucun homme et d’avoir reçu en songe les clefs hermétiques de son destin messianique, sa maman qu’il avait proclamée par décret mère de la patrie grâce à ce simple prétexte qu’on n’a qu’une mère, la mienne.

Pourtant quand les rumeurs de sa mort semblaient les plus sûres on le voyait paraître plus vivant et plus autoritaire que jamais au moment le plus imprévu pour imposer d'autres caps imprévisibles à notre destin.

Lorsque Bendicion Alvarado vit son fils en grand uniforme avec les médailles d’or et les gants de satin qu’il devait porter toute sa vie et qu’elle ne put réprimer un élan d’orgueil maternel en s’écriant à haute voix devant le corps diplomatique au grand complet si j’avais su que mon fils allait devenir président de la république je l’aurais envoyé à l’école, ah monsieur, ce fut un tel scandale qu’on l’exila dans la résidence des faubourgs.

On déclara l’amnistie générale, on prépara l’avenir grâce à une idée magique tous les emmerdements de ce pays viennent du fait que les gens ont trop de temps pour réfléchir, on chercha donc la manière de les occuper, on rétablit les jeux floraux de mars et les concours annuels de reines de beauté, on construit u le terrain de football le plus grand des Caraïbes et on imposa à notre équipe la consigne la victoire ou la mort.

Mais patrico Aragonès continua à parler sans la moindre intention de plaisanter pourquoi me taire si vous ne pouvez rien faire d’autre que de me tuer, ce que vous faites, profitez-en plutôt pour regarder la vérité en face mon général, pour apprendre que personne ne vous a jamais dit ce qu’il pensait vraiment voulez-vous entendre tandis qu’on vous fait des courbettes par-devant et que les fusils se lèvent contre vous par-derrière, remerciez au moins le hasard qui veut que je sois l’homme qui ait le plus de pitié pour vous en ce monde car je suis le seul qui vous ressemble, le seul qui ait l’honnêteté de vous chanter ce que tout le monde dit.

... personne ne sachant qui était qui ni qui venait de la part de qui dans ce palais aux portes grandes ouvertes dont le désordre fantastique empêchait d'établir où était le gouvernement.

C'est seulement quand nous le retournâmes pour voir son visage que nous comprîmes l'impossibilité où nous étions de le reconnaître, eût-il été épargné par les charognards, étant donné qu'aucune d'entre nous ne l'avait jamais vu.

Et un soir de janvier nous aperçûmes une vache qui contemplait le crépuscule du haut du balcon présidentiel, non mais imaginez, une vache au balcon de la patrie, quelle horreur hein, quel pays de merde.