Citations sur Marcher à Kerguelen (31)
Nous ne prétendons rien prouver, rien démontrer, rien établir. Notre périple est modestement inutile. Nous ne servons aucun but, aucune cause. Nous ne défendons aucun engagement et ne revendiquons aucune protection. Nous trouvons notre bonheur dans la marche, non dans la démarche.
J’avoue pourtant que j’ai éprouvé un plaisir constant et singulier dans l’établissement des listes de vivres et d’équipements, la mise au point de l’itinéraire et des dépôts, les mille tracas qui devaient rendre possible notre itinérance. Avec la minutie d’un état-major arrêtant un plan de bataille et manœuvrant ses bataillons, nous calculons à l’unité près le nombre de sachets de thé, et leur répartition dans les différents stocks. Cent fois dans ma tête et dix fois sur le papier, je fais la liste des vêtements à emporter. Je jubile dans le magasin en choisissant deux paires de chaussettes. Et l’achat de pansements pour les ampoules aux pieds m’enivre tel un verre de champagne.
Certains amants cherchent paraît-il dans leurs maîtresses successives le visage de leur premier amour. De même sans doute, il me fallait retrouver la froidure, le vent, les glaciers, la bruine, les pierres, pour tenter de me consoler de cette perte. Kerguelen, comme un aimant.
L'existence même de cette friction nous rappelle que l'harmonie parfaite résulte d'un miracle, non du simple partage d'une volonté.
Ici, la préparation la plus rigoureuse doit s'accompagner d'une capacité d'adaptation, voire de remise en cause, radicale. Il ne suffit pas d'avoir décidé à l'avance. Les plans les meilleurs restent des hypothèses. Les portes de Kerguelen ne sont jamais grandes ouvertes.
Fallait-il donc aller aussi loin pour parvenir enfin à parler de moi?
(p.206)
Depuis trois semaines, je parcours ces solitudes, et je les ai peuplées de réminiscences historiques, littéraires, géographiques, architecturales, musicales. Au fond, quel que soit le décor, on marche toujours dans sa tête.
Comment parler de métropole, puisque tous ici sommes de passage ? Insulaires de Kerguelen nous ressentons notre identité comme provisoire. Nul ne songe sérieusement à s'y installer, à y faire souche. Le projet colonial n'a jamais pris corps, la graine jamais germé, le greffon jamais pris. Je ne parviens pas à définir ce qu'est cette île au regard de la France : une excroissance, un pseudopode, une projection, une chimère...
Traverser Kerguelen à pied, c’est m’exposer en terrain hostile, sans chemin ni répit ni confort. Ce sont des journées de huit à dix heures de progression toujours difficile avec un sac de vingt-cinq kilos et des nuits sous une tente minimaliste. Pourquoi, alors que je ne suis aventurier ni de profession ni de tempérament, m’infliger à cinquante-six ans l’équivalent du stage commando que je n’ai pas connu pendant mon service militaire ? Pourquoi consentir à vivre dehors pendant plus de trois semaines, en sachant qu’il n’y aura pas d’autre issue que d’aller jusqu’au bout ?
L'idée de marquer, de griffer, d'arracher ou d'abattre pour commémorer notre passage nous révulse.
Aucun cairn par nous dressé n'est venu bavardement souligner un col ou un gué.
Notre honneur est de rester furtif.