Un roman-fleuve, parfois roman « populaire » avec ses scènes de bagarre sur le bateau et la sobriété de son style - voire avec de rares scènes d'amour : « « Il n'y avait jamais le temps, au cours des préliminaires précipités menant aux premiers ébats, pour se déshabiller convenablement : le dhoti de six mètres de Neel s'enroulait autour des neuf mètres du sari d'Elokshi, formant des entrelacs encore plus compliqués que l'enchevêtrement de leurs membres » (115). Il souffre un peu des habituels défauts d'A. Ghosh (
Le pays des marées), à savoir une multitude de personnages auxquels on a peine à s'attacher car, à peine a-t-on bien commencé à les suivre, que leur histoire s'arrête soudain, hachée, pour s'attacher à un autre personnage – on reviendra au précédent vingt ou trente pages plus loin. Ces personnages sont comme un raccourci de la société indienne, de la veuve sauvée du sati au prince banni par Britanniques, en passant par une orpheline française et d'innombrables paysans, mystiques ou roublards, marins d'eau douce ou lascars aguerris, dont la cause de leur émigration est expliquée au lecteur pendant la première moitié du livre, et qui ensuite se retrouvent tous sur l'Iris qui va descendre le Gange, embarqués comme travailleurs « engagés » (ou prisonniers, dans le cas du zamindar) en route vers Maurice, en 1838.
Cela dit, c'est très intéressant. On découvre la culture de l'opium (passage d'une culture d'autoconsommation à une culture forcée, 47 ; visite de la factorerie - qui sent un peu trop la documentation historique p.126 sqq), opium qu'on va imposer de force aux Chinois lors de la guerre qui se prépare (343). La société indienne est racontée dans toute sa violence, comme ce brave géant Kalua, noir et poilu, qu'on oblige à s'accoupler à une jument qui lui chie dessus (83) ; ou par les interdits qui la structurent – pauvre Neel dans son cachot, qui doit manger une nourriture préparée par une caste inconnue (352-3), puis nettoyer les excréments de son compagnon de cellule (425). La colonisation ne vaut guère mieux, avec les discours abracadabrants de ces négociants vivant dans le luxe (superbe dîner p.332) qui justifient l'esclavage comme une libération des tyrans locaux ; la fin de la traite signe le développement de l'engagisme : « N'avez-vous pas entendu dire que lorsque Dieu ferme une porte, il en ouvre une autre ? Quand les portes de la liberté ont été fermées aux Africains, Dieu les a ouvertes à une tribu qui en avait besoin encore bien davantage, les Asiatiques » (112). « Un de mes compatriotes a très bien exprimé la chose : ‘Jésus-Christ est le libre commerce et le libre commerce est Jésus-Christ'. On n'a jamais prononcé mots plus vrais. S'il est de la volonté de Dieu que l'opium soit utilisé comme un moyen d'ouvrir la Chine à Ses enseignements, qu'il en soit ainsi » (158). « le jour où les indigènes perdront foi en nous en tant que garants de l'ordre des castes, ce jour-là, messieurs, marquera la fin de notre règne » (625). La société coloniale est engoncée dans un terrible puritanisme : « Les sentiments, ma chère Puggly, dit-elle sévèrement, sont pour les dhobis et les catins. Nous, mems, nous ne pouvons laisser ce genre de choses nous encombrer ! » (361).
On découvre comment les engagés sont traités comme des quasi esclaves, avant l'embarquement et surtout pendant le long voyage, et ce alors qu'ils sont transis par la peur, par les ragots, l'inconnu, et l'angoisse de traverser la kala pani (326, 484). « Comment se faisait-il que, en choisissant les hommes et les femmes destinées à être arrachées à cette plaine asservie, la main du destin se fut posée si loin à l'intérieur, très à l'écart des côtes peuplées, sur des gens parmi les plus obstinément enracinés dans le limon du Gange, […] ? » (520). La traductrice a dû en baver pour traduire tous les termes de marine, que Ghosh s'amuse à multiplier tout comme il prend le parti d'écrire sans italiques tous les termes vernaculaires indiens, souvent sans les traduire ni les expliquer, afin de mieux entrainer le lecteur dans ce mélange de langues et de cultures que va charrier le navire.
On laisse les voyageurs au milieu de l'océan Indien, suite à une mutinerie. A priori, les deux romans suivants ne vont guère suivre plus avant leurs destins individuels, ce qui est dommage, pour préférer s'attarder sur la Chine – d'où certains apéritifs de ce livre, comm