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Critique de Aquilon62


12 livres ont valu au XVIe siècle, que Menocchio, meunier d'un petit village du Frioul, fut conduit au bûcher en raison de ses conceptions métaphysiques, jugées quelque peu hérétiques par les tribunaux de l'Inquisition.

7 livres mentionnés au cours du premier procès :

1) La Bible en langue vulgaire, « la plus grande partie en lettres rouges » : édition non identifiée ;
2) Il fioretto della Bibbia  : c'est la traduction d'une chronique médiévale catalane qui mélangeait différentes sources, parmi lesquelles, outre naturellement la Vulgate, le Chronicon d'Isidore, l'Elucidarium d'Honorius d'Autun, et un nombre considérable d'Évangiles apocryphes. Cette oeuvre connut une large diffusion manuscrite entre le XIVe et le XVe siècle, et nous en connaissons une vingtaine d'éditions sous des titres divers : Fioretto della Bibbia, Fiore di tutta la Bibbia, Fiore Novello – les dernières de la première moitié du XVIe siècle ;
3) Il Lucidario (ou Rosario ?) della Madonna : on peut l'identifier avec vraisemblance comme étant le Rosario della Gloriosa Vergine Maria du dominicain Alberto da Castello, lui aussi réimprimé à plusieurs reprises au cours du XVIe siècle ;
4) Il Lucendario (sic, pour Legendario) de Santi : c'est la traduction, très répandue, de la Légende dorée de Jacques de Voragine, publiée par Niccolò Malermi, sous le titre : Legendario delle vite de tutti li santi ;
5) Historia del Giudicio6  : petit poème anonyme en huitains du XVe siècle, qui circulait sous plusieurs versions, plus ou moins développées ;
6) Il cavallier Zuanne de Mandavilla  : c'est la traduction italienne, plusieurs fois réimprimée jusqu'à la fin du XVIe siècle, du fameux livre de voyages rédigé vers le milieu du XIVe siècle et attribué à un fantomatique sir John Mandeville ;
7) « Un livre qui s'intitulait Zampollo » : en réalité Il Sogno dil Caravia, imprimé à Venise en 1541.

A ces titres, il faut ajouter les 5 qui ont été mentionnés au cours du second procès :

8) Il supplimento delle cronache : il s'agit de la traduction en langue vulgaire de la chronique rédigée, à la fin du XVe siècle, par un Augustin de Bergame, Jacopo Filippo Foresti, plusieurs fois réimprimée et mise à jour jusqu'à la fin du XVIe siècle, sous le titre de Supplementum supplementi delle croniche… ;
9) Lunario10mal modo di Italia calculato composto nella città di Pesaro dal eccmo dottore Marino Camilo de Leonardis : on connaît également de nombreuses réimpressions de ce Lunario ;
10) Le Décameron de Boccace, dans une édition non expurgée ;
11) Un livre dont nous ne savons pas grand-chose, mais qu'un témoin supposa, nous l'avons vu, être le Coran, dont une traduction italienne avait été publiée à Venise en 1547.

A l'aide de ce qu'il appelle sa « méthode indiciaire », l'historien italien Carlo Ginzburg étudie avec minutie les dossiers des procès tenus contre Menocchio, qui nous livrent « un riche tableau de ses pensées, de ses sentiments, de ses rêveries et de ses aspirations ». L'ouvrage constitue en fait une passionnante enquête où l'auteur montre comment le meunier se construit une vision personnelle du monde qui scandalise les autorités ecclésiastiques : « Tout était chaos, c'est-à-dire terre, air, eau et feu ensemble ; et que ce volume fit une masse, comme se fait le fromage dans le lait et les vers y apparurent et ce furent les anges... »
A travers le discours produit par Menocchio devant ses juges, on découvre comment la lecture d'ouvrages qui circulent à l'époque est interprétée par le protagoniste - qui sait lire et écrire - à partir d'un ensemble de croyances paysannes. Pour Ginzburg, les sources traditionnelles de l'histoire ont l'inconvénient de n'évoquer que la « culture des vainqueurs », celle des personnages dominants et lettrés.

Les procès de l'Inquisition, ces « archives de la répression » selon sa propre expression, peuvent constituer un moyen d'accéder à la culture populaire, encore fortement imprégnée, à la fin du Moyen Age, de rites et de mythes païens. Mais le Fromage et les Vers est devenu aussi l'ouvrage emblématique d'un courant historiographique qui s'est développé en Italie et dans les travaux anglo-saxons depuis les années 60 : la micro-histoire, qui part de l'analyse des individus et de leurs stratégies pour faire émerger les pratiques sociales et culturelles.


il ne s'agit pas seulement d'une réaction filtrée à travers la page écrite, mais d'un reste irréductible de culture orale.
Pour que cette culture différente puisse voir le jour, il avait fallu la Réforme et la diffusion de l'imprimerie. Grâce à la première, un simple meunier avait pu penser à prendre la parole et à dire ses propres opinions sur l'Église et sur le monde.
Grâce à la seconde, il avait eu des mots à sa disposition pour exprimer la vision obscure, inarticulée, du monde qui bouillonnait en lui. Dans les phrases ou les lambeaux de phrases arrachés aux livres, il trouva les instruments pour formuler et défendre ses idées pendant des années, d'abord devant les habitants de son village, ensuite contre des juges armés de doctrine et de pouvoir.
C'est ainsi qu'il a vécu à la première personne le saut historique de portée incalculable qui sépare le langage ponctué de gestes, de grognements et de cris de la culture orale de celui, privé d'intonation et cristallisé sur la page, de la culture écrite. L'un est presque un prolongement du corps, l'autre est une « chose mentale ». La victoire de la culture écrite sur la culture orale a été, avant tout, une victoire de l'abstraction sur l'empirisme
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