Le souterrain est la vérité qui se cache derrière les abstractions rationalistes, romantiques ou "existentielles". Le souterrain est l'aggravation d'un mal préexistant, c'est une prolifération cancéreuse de cette métaphysique qu'on avait crue supprimée. Le souterrain n'est pas la revanche de l'individu sur la froide mécanique rationaliste. Il ne faut pas s'y plonger comme s'il nous apportait le salut. Le héros souterrain témoigne, à sa façon, de la vocation véritable de l'individu. Il témoigne plus vigoureusement, en un sens, que s'il était moins malade. Plus le désir métaphysique se fait atroce plus le témoignage se fait insistant. Le souterrain est l'image renversée de la vérité métaphysique. Cette image se fait toujours plus nette à mesure qu'on s'enfonce dans l'abîme. Une lecture attentive interdit toute confusion entre le romancier et son personnage. Ce n'est pas une confession lyrique qu'écrit Dostoïevski mais un texte satirique d'une amère, sans doute, mais prodigieuse bouffonnerie.
L'écrivain parle pour nous séduire, comme par le passé. Il guette toujours dans nos yeux l'admiration que nous inspire son talent. Il fait tout, dira-t-on, pour se faire détester. Sans doute, mais c'est parce qu'il ne peut plus nous faire la cour ouvertement. Il lui faut d'abord se convaincre qu'il ne cherche pas à nous flatter. Il nous fera donc une cour négative à la façon des passionnés dostoïevskiens.
La structure triangulaire n’est pas moins apparente dans le snobisme mondain que dans l’amour-jalousie. Le snob, lui aussi, est un imitateur. Il copie servilement l’être dont il envie la naissance, la fortune ou le chic . (...) Le snob n’ose pas se fier à son jugement personnel, il ne désire que les objets désirés par autrui. C’est pourquoi il est l’esclave de la mode. (p38)
Notre romantisme ne tolère le salut qu'imaginaire ; il ne tolère la vérité que désespérante.
L'être de passion traverse sans les voir ces murailles d'illusions dressées par la vanité du monde. Il ne se soucie pas de la lettre et il va droit à l'esprit. Il marche vers l'objet de son désir sans se soucier des Autres. Il est seul réaliste dans un univers de mensonge. C'est pourquoi il semble toujours un peu fou.
Le noble est donc l'être passionné par excellence, en tant qu'individu, mais la noblesse, en tant que classe, est vouée à la vanité. Plus la noblesse se transforme en caste, plus elle se fait héréditaire, plus elle ferme ses rangs à l'être passionné qui pourrait venir de la roture et plus s'aggrave le mal ontologique.
Dans la médiation double chacun joue sa liberté contre celle d'autrui. La lutte est terminée dès que l'un des combattants confesse son désir et humilie son orgueil. Tout renversement de l'imitation est désormais impossible car le désir déclaré de l'esclave détruit celui du maître et assure son indifférence réelle. Cette indifférence, en retour, désespère l'esclave et redouble son désir. Les deux sentiments sont identiques puisqu'ils sont copiés l'un sur l'autre ; ils ne peuvent donc que se renforcer à la vue l'un de l'autre. Ils exercent leur poids dans la même direction et assurent la stabilité de la structure.
Imiter le désir de son amant c'est se désirer soi-même grâce au désir de cet amant. Cette modalité particulière de la médiation double s'appelle la coquetterie. La coquette ne veut pas livrer sa précieuse personne aux désirs qu'elle provoque mais elle ne serait pas si précieuse si elle ne les provoquait pas. La pas préférence que s'accorde la coquette se fonde exclusivement sur la préférence que lui accordent les Autres. C'est pourquoi la coquette recherche avidement les preuves de cette préférence ; elle entretient et attise les désirs de son amant, non pas pour s'y abandonner mais pour mieux se refuser.
La médiation engendre un second désir parfaitement identique à celui du médiateur. C’est dire que l’on a toujours affaire à deux désirs concurrents . Le médiateur ne peut plus jouer son rôle de modèle sans jouer également, ou paraître jouer, le rôle d’un obstacle. (p21)
Le triangle réapparaît toutes les fois que Stendhal parle de vanité, qu’il s’agisse d’ambition, de commerce ou d’amour. (...)
Pour qu’un vaniteux désire un objet il suffit de le convaincre que cet objet est déjà désiré par un tiers auquel s’attache un certain prestige. (p20)