Tout le monde a un tiroir mental contenant des jours précis qu’il a mis de côté pour les revivre, les reconstituer, les regretter peut-être, d’une manière irrépressible, avec tous les détails.
« Il m’a dit qu’il n’avait jamais auparavant compris comme il était possible de tomber amoureux d’une personne si mentalement déséquilibrée ; peut-être que cela arrivait quand on se persuadait que le déséquilibre était simplement un genre d’équilibre qu’on n’avait jamais vu avant. »
- Pensez à toutes les insomnies qui n’existeraient pas si les gens n’avaient pas d’enfants.
Poliment, papa rit.
- Un monde sans enfants ? Non merci.
Je me rappelle quand Mme T un jour nous a parlé de regarder les poèmes comme des ponts : qui relient, qui vous emmènent de l'autre côté, qui défient la gravité de la prose. Ce qui les rend si forts est rarement clair à l'œil nu. Avec la prose, a-t-elle dit, tu t'accroupis; avec la poésie, tu t'élèves et tu t'envoles.
Ces gens sont privés des rencontres fortuites, imprévisibles avec des voyageurs de passage, parce que leur ville est un lieu de commencements et de fins, un havre de paix ou d'immobilisme, et avec le temps, ils remarquent très probablement qu'ils ressemblent étrangement à leurs voisins. Peninsulaires et fiers de l'être, ils forment une communauté privilégiée, mais aussi myope.
Si je détaillais, je dirais ceci : je suis sur une île dont la côte est menacée. Il y a des gardes, des flics, des rangers et toutes sortes de gens en uniforme qui surveillent, il y a des bassins écrêteurs là où il y avait autrefois des terrains de basket, il y a des périodes estivales où les températures atteignent 38° cinq jours d'affilée, et on est peut-être menacés de tempêtes, de bombes, de contagion, de pandémies et de pagaille, mais je vais bien. Je fais travailler mon esprit, je fais travailler mon corps. Je mange - parfois très bien.
Vous êtes une bulle dans une bulle dans une autre bulle. Votre ville, votre État, votre pays- pour l'instant, vous occupez une position privilégiée. Vous avez gagné à la loterie géopolitique. Et c'est dans la nature humaine de protéger ses acquis, qu'on les mérite ou non.