Pousser la porte d’une librairie, saluer ses gens, remettre en place un livre égaré, attendre qu’on vienne vous chercher, découvrir un texte qu’on ne connaissait pas encore, ...
Nous passons à proximité de Vannes et de Lorient.
Avant Quimper je bifurque à droite. Ce soir nous dormirons à Bénodet au bord de l’océan. Pas question de rater ça, la balade sur la grève, le restaurant de poissons et fruits de mer avec vue sur le port, de nuit. Le serveur est bourru, il me met mal à l’aise. À côté de nous une femme brosse avec régularité ses longs cheveux lisses en prenant une drôle de pose. Elle porte en elle la mélancolie de ceux qui ont trop regardé les tableaux de Hopper.
Comme au premier jour le plaisir est intact alors que je ne suis pourtant jamais venu ici – sans doute parce que cet endroit me ramène à l’originel. Pousser la porte d’une librairie, saluer ses gens, remettre en place un livre égaré, attendre qu’on vienne vous chercher, découvrir un texte qu’on ne connaissait pas encore, se présenter, écouter le/la libraire, se reconnaître un peu dans leurs gestes et les mots qu’ils utilisent, se mettre à parler aussi, gagner l’échange et la confiance, montrer le catalogue, Lagarce oui bien sûr, comment ne pas, impossible de, mais Dimitriádis aussi et Ravey, Malone ?, causer théâtre, écriture, tournée, chiffres, commerce : ce plaisir-là, ce quelque chose qui se passe une fois encore, je ne sais pas pourquoi mais il me rassure et me fait me dire de manière un peu trop affectée sans doute : voilà ce que nous sommes. ferme « va-t’en va-t’en c’est mieux pour tout le monde »
Le type regarde les pneus comme il regarderait mes chaussures si j’étais à pied.
D’un coup je suis revenu dans l’enfance au moment où plonger dans le cinéma en ouvrant la porte d’un livre est devenu un luxe.
C’est encore un départ dans le petit matin. C’est encore un pare-brise embué et le soleil brûle des yeux pas tout à fait préparés. C’est déjà se dire au revoir en jetant la valise dans le coffre à côté des derniers catalogues bleus. C’est le baiser du prends bien soin de toi on se voit demain soir. C’est le regard de parents qui viennent de rencontrer le nouvel amoureux de leur fille. Ce sont des regards souriants et leur main levée dans le jour qui ouvre un œil. C’est le regard de qui vous aime et vous suit les yeux fermés, la même intensité.
Dans le métro mes pensées ainsi que les mouvements des autres s’en vont ensemble dans un fondu enchaîné. Je deviens le héros très discret d’une cité au regard de saoule qui, après avoir été traversée, renversée, secouée, reprend son souffle en soupirant. Comme muette après son étreinte avec les éléments, toute la ville-corps, cours et toits, cœur et cou, rues et jardins, veines et mains, me laisse à mes errances et à mes respirations folles.
Je reprends la route, m’arrête un peu plus loin au bord de la nationale sur un parking faisant face au bar La Sirène pour fumer une clope et appeler F. Je repars. Soudain je regarde l’heure. Il s’est passé deux heures depuis cette pause qui ne m’a pas pris plus de dix minutes et surtout je me rends compte que je n’ai pas avancé d’un pouce – comme s’il y avait eu à un moment donné une absence, un trou noir dans le jour, deux heures que j’aurais vécues ailleurs.
Pourtant il revient ce désir d’être là sans y être, de pouvoir disparaître sans laisser de traces, sans faire de mal non plus
Un parasol, qui s’est soudain pris pour un javelot, est passé à quelques centimètres de ma tempe.