Citations sur La plus précieuse des marchandises : Un conte (96)
Voilà la seule chose qui mérite d'exister dans les histoires comme dans la vie vraie. L'amour, l'amour offert aux enfants, aux siens comme à ceux des autres. L'amour qui fait que, malgré tout ce qui existe, et tout ce qui n'existe pas, l'amour qui fait que la vie continue.
Le père des ex-jumeaux souhaitait mourir, mais tout au fond de lui poussait une petite graine insensée, sauvage, résistant à toutes les horreurs vues et subies, une petite graine qui poussait et poussait, lui ordonnant de vivre, ou tout au moins survivre.
Après réception de la marchandise, il fut aussitôt procédé à son tri. Les experts trieurs, tous médecins diplômés, après examen, ne conservèrent que dix pour cent de la livraison. Une centaine de têtes sur mille. Le reste, le rebut, vieillards, hommes, femmes, enfants, infirmes, s'évapora après traitement en fin d'après midi dans la profondeur infinie du ciel inhospitalier de Pologne.
Elle dort notre pauvre bûcheronne, elle dort, son bébé bien serré dans ses bras, elle repose du sommeil des justes, elle dort là-haut, bien plus haut que le paradis des pauvres bûcherons et des pauvres bûcheronnes, bien plus haut encore que l'Eden des heureux de ce monde, elle dort tout là-haut là-haut, dans le jardin réservé aux dieux et aux mères.
Les jours succédèrent aux jours, les trains aux trains. Dans leurs wagons plombés, agonisait l’humanité. Et l’humanité faisait semblant de l’ignorer. Les trains provenant de toutes les capitales du continent conquis passaient et repassaient, mais pauvre bûcheronne ne les voyait plus.
..... nul n’étendait le cri des convoyés, les sanglots des mères se mêlant aux râles des vieillards, aux prières des crédules, aux gémissements et aux cris de terreur des enfants séparés de leurs parents déjà livrés au gaz.
Dans le camp dit de regroupement, se côtoient et se heurtent les anciennes victimes et leurs anciens bourreaux. Les uns cherchant à "se reconstruire", comme on ne le disait pas encore à l'époque, les autres cherchant à se fondre dans la foule des réfugiés. Ne pas rester là, partir, fuir encore, soit, mais où aller? Où aller, se demandait notre héros, ex-raseur de crâne, ex-étudiant en médecine, ex-père de famille, ex-vivant devenu ombre. Retourner dans le pays d'où il était venu en train après avoir été raflé par la police de ce pays? Partir vers où? Le nord, l'est, l'ouest? Et une fois là, reprendre ses études de médecine? Ouvrir un salon de coiffure afin d'imposer au monde les cheveux coupés courts, très courts, la mode des crânes nus? Non non, de toute manière il ne pouvait quitter la région sans savoir, savoir si sa fille, sa petite fille si fragile, sa petite... Quel prénom portait-elle? Quel prénom lui avait-il donné? Comment s'appelait-elle? Il ne savait plus, il ne se souvenait plus du prénom de sa propre fille.
Il traversait les villes et les villages, tel un spectre, témoin des libations, de la liesse, des saluts, des serments : plus jamais ça, plus jamais.
Survivre. Cette petite graine d'espoir, indestructible, il s'en moquait, la méprisait, la noyait sous des flots d'amertume, et pourtant elle ne cessait de croître, malgré le présent, malgré le passé, malgré le souvenir de l'acte insensé qui lui avait valu que sa chère et tendre ne lui jette plus un regard, ne lui adresse plus une seule parole avant qu'ils ne se quittent sur ce quai de gare sans gare à la descente de ce train des horreurs.
Elle dort notre pauvre bûcheronne, elle dort, son bébé bien serré dans les bras, elle repose du sommeil des justes, elle dort là-haut, bien plus haut que le paradis des pauvres bûcherons et des pauvres bûcheronnes, bien plus haut encore que l’Éden des heureux de ce monde, elle dort tout là-haut là-haut, dans le jardin réservé aux dieux et aux mères. (p. 31)
L’un de ses compagnons de voyage lui demanda s’il était roumain. Oui il était roumain. Le Roumain lui dit que lui, avant, était roumain aussi et que maintenant il était apatride d’origine roumaine.