J'ai obtenu mon baccalauréat avec les félicitations du jury et maintenant je me morfonds. Chaque journée est plus monotone que la précédente. Il n'y a rien pour égayer mes jours, aucune espérance si ce n'est de finir bourgeoise confite dans son salon à surveiller si la bonne a bien astiqué les meubles ou préparé un repas suffisant pour contenter l'individu que mon père me proposera d'épouser. Dans mon intérêt bien sûr. Mais comme par hasard, celui vers qui me poussera son désir arrangera sacrément les siens.
Il n'existe qu'une échappatoire: m'enfuir comme une voleuse, et je devine que mon destin sera difficile quand j'aurai commis cette folie. Si je reste, je mourrai, c'est sûr.
Comment avais-je pu ? Comment avais-je osé ? C'était le plus grand peintre de notre époque, le plus novateur, et moi, petite prétentieuse, je lui donnais la leçon, comme un maître à un élève, moi qui suis incapable de dessiner une rose ou une pomme. Je me suis crue autorisée à lui dire cela parce qu'il n'était rien, un pauvre peintre obscur à qui personne n'avait jamais rien acheté le moindre tableau et à qui personne n'en achèterait jamais. S'il avait été connu, je ne me serais pas permis de le juger. C'est ainsi qu'on agit en ce monde. Vous n'existez pas pour ce que vous faites, mais pour la place que vous occupez dans la société.
Moi, Marguerite Gachet, aujourd'hui mercredi 19 mars 1890, je fête seule mes 19 ans et je me fais la promesse solennelle de quitter cette terre de désolation pour gagner l'Amérique lumineuse, je jure sur la mémoire de ma mère que rien ni personne ne m'en empêchera.