Mon pauvre papa, tu étais si beau quand j'étais petite. Là, tu ressembles à un oeuf de Pâques, avec cette espèce de lanière autour de la tête - ça s'appelle un bâillon de contention, je le sais maintenant, c'est pour tenir ta mâchoire fermée. Tes yeux sont creusés et ta bouche aussi, comme aspirée de l'intérieur par un vent glacé - ça, c'est parce que tu as enlevé ton dentier pour dormir et que tu ne l'as pas remis pour mourir. Je caresse ton épaule , un tout petit peu, très vite, et je retire ma main terrifiée.
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Ma main séparée de la tienne depuis bien longtemps, et cette nuit, ma main terrifiée parce que tu ne réponds plus, tu n'es plus personne - et ce que je touche, c'est seulement la mort.
...de nobles âmes préconisent de savourer chaque jour comme si c'était le dernier. Chouette idée, j'ai essayé. Se lever à l'aube et contempler le dernier soleil de juin sur la dernière fleur en mâchant intensément la dernière tartine plongée dans le dernier café, c'est carrément crispant. On ne tient même pas jusqu'à la sieste (la dernière) et, vers 13 h 30, on décide de vivre dorénavant dans la futilité la plus venteuse.
Je suis sur le mauvais versant de la montagne et je descend tout schuss comme un skieur sans freins qui va finir par s'éclater contre un sapin. Le matériel commence à merder plus ou moins discrètement - faiblesses diverses, douleurs variées, trucs qui calent, machins qui coincent, rides et flapissures des chairs - mais on tente de me convaincre que cette décrépitude, ressentie chaque jour comme une offense à ce que j'ai été, n'est qu'une broutille aisément réparable, youpi.
" Je ne suis pas bavard, et quand je l'ouvre, c'est pour livrer une info utile, genre "C'est pas le tout, mais demain j'ai du boulot". (Les garçons sont comme ça.) " (p.55)
Elle avait neuf ans et elle vivait déjà dans les livres, là où c'est beau. Ou moche, mais beaucoup moins chiant que la vraie vie. (p.54)
Le meilleur, dans l'oeuf, c'est le jaune. Alors maintenant que j'ai quatre-vingt-sept ans, ils vont pas m'emmerder avec leur cholestérol. C'est comme ça, ici. Ils veulent ton bien, de gré ou de force. Ils veulent que tu claques avec un cholestérol à moins de 2 grammes. En pleine forme, et d'attaque pour conquérir le monde. Lever 6 heures, puisque le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt. Quel monde ? (p.46)
Un jour, j'ai assisté à une cérémonie sans messe, sans Dieu, sans curé pour expliquer aux vivants que le mort, il était bien plus heureux là-haut qu'ici-bas. Et pour meubler le néant, parce que chez les athées, "faut se marrer, il aurait aimé ça", ils avaient fait défiler en boucle les musiques préférées du cher disparu - des rumbas, des vieux rocks pourris, des conneries genre 'La danse des canards'. C'était à se pendre. (p.29)