Dehors, la Palestine dormait, la terre respirait lourdement, exhalant une haleine gorgée de glèbe, de vergers, de foin.
Très vite il se rendit compte de son erreur. Tout sur le bateau différait de la vie au village, tout, sauf la manière dont on le considérait. Les regards des passagers glissaient sur son visage et poursuivaient leur course exactement comme les gouttes jaunâtres que les pisseurs, debout à la proue du bateau, distillaient la nuit dans la mer. On ne le détestait pas, on ne se moquait pas de lui, mais on ne venait pas non plus se réfugier sous son aile, alors qu'il était le sauveur de Zeev Feinberg, le tueur d'Arabes, l'arnaqueur de bouchers ! Lui qui se croyait enfin débarrassé de la timidité maladroite qui avait emprisonné sa jeunesse découvrait à présent que ce carcan n'était autre que sa propre peau. Lorsqu'il voulut en discuter avec son ami, il vit tout de suite que c'était peine perdue : le moustachu avait été couronné roi du voyage avant même que le bateau ait levé l'ancre.
Yaacov Markovitch ignorait tout cela. Il était tellement obnubilé par l’amour qui lui inspirait son épouse fictive que, dès qu’il avait un moment avec son ami, il parlait d’elle, d’elle et encore d’elle, oubliant de lui demander ce qu’il faisait de ses nuits. L’autre n’en disait rien non plus puisqu’il n’avait rien à raconter : depuis sa rencontre avec celle qui ne cessait de lui rappeler Sonia, il s’était refait une virginité.
Parfois un être brisé n’a rien besoin de plus que le contact d’une main lui effleurant l’épaule.
Alors, par-delà les arbres fruitiers, les champs de blé, le port, la mer, remontait le souvenir d’une autre moustache, celle d’un soldat autrichien nommé Johann, de l’odeur de vin qu’elle recueillait sur ses lèvres à chaque baiser échangé, du sang qui lui montait à la tête à chaque valse qu’elle exécutait entre ses bras, tournoyant dans une danse qui semblait ne jamais devoir finir. Alors, les yeux de Rachel Mandelbaum se mouillaient, tout comme son entrejambe.