Gifty est née en Alabama d'une famille ghanéenne fraichement installée aux USA.
Le père ne tardera pas à repartir au pays, laissant la mère travailler dur comme auxiliaire de vie pour élever ses deux enfants, la narratrice et son grand frère. Gifty fera de brillantes études en neuro-sciences et travaillera en laboratoire de recherche sur l'addiction chez les souris (on comprendra rapidement que ce n'est pas par hasard).
Le roman pourrait bien avoir un faux-air de journal intime, non ? Des extraits du journal de Gifty, enfant, sont d'ailleurs insérés en italique. le reste peut se lire comme les entrées successives d'un journal...
Ou alors peut-être (?) peut-il s'entendre comme un monologue destiné à un psycho-thérapeuthe...? (L'héroïne écrit : «rétrospectivement, je me rend compte que j'étais bonne pour la thérapie »)
Les récits et les pensées intimes se succèdent en tout cas, liant, au sein d'un même chapitre, bribes de souvenirs et moments présents.
Loin d'être aléatoire, cette alternance suit des fils conducteurs multiples qui donnent cohérence et grand intérêt au récit : le racisme, l'intégration, les relations mère-fille, la religion (et la manière dont elle se pratique aux USA et au Ghana), les sciences cognitives, l'addiction et ses causes...
Les différentes facettes du texte renvoient des éclairages partiels ainsi que des questions qui se posent et se reposent de manière différente au fur et à mesure que Gifty avance dans la vie, de l'enfance à l'approche de la trentaine. Cette évolution des points de vue et en même temps cette impossibilité à trouver les réponses « définitives » sont particulièrement intéressantes.
La question de la croyance au sens large est peut-être une des plus marquantes pour ce personnage : croire en Dieu au Ghana, en Dieu aux USA, croire en l'effet des prières ou des rituels, croire que la science va apporter « la » réponse, croire que son frère, sa mère, vont guérir...
L'auteure a la finesse de ne pas opposer ces croyances, elle ne seront pas contradictoires pour Gifty qui semble naviguer des unes aux autres.
Ainsi, elle écrit par exemple : « Je ne sais pas pourquoi Jésus a ressuscité Lazare d'entre les morts, tout comme je ne sais pas pourquoi certaines souris cessent d'appuyer sur le levier et d'autres pas. Il s'agit peut-être d'une fausse équivalence, mais ces deux questions ont émergé de mon seul et unique cerveau à un moment ou un autre de ma vie, donc elles me tiennent à coeur. »
Les relations amoureuses est très peu abordées, peut-être comme si le parcours de la jeune fille l'avait rendue inapte à une « véritable histoire » ?
Et c'est peut-être ainsi qu'on ressort de ce roman : ce n'est pas une « véritable histoire », au sens habituel, que nous venons de lire, plutôt des instants de vie associés par les liens serrés qu'ils entretiennent, formant le portrait original et très touchant d'une jeune afro-américaine et de sa famille, et, en creux, le portrait d'une certaine société américaine.
L'empathie est bien présente, tant on entre intimement dans les pensées de la jeune fille, et tant les faits sont douloureux à assumer aussi.
J'ai beaucoup aimé le roman à l'exception de quelques passages des derniers chapitres (considérations un peu longues sur les sciences cognitives) qui tranchent un peu désagréablement -à mon goût- avec le rytme du reste du roman. Un rythme lent, mais rendu actif par le passage d'une époque à l'autre, d'un thème à l'autre, de manière spiralaire...
Après la lecture
No Home, qui se présente comme une fresque familiale sur plus de deux cents ans, nous observons à l'inverse ici « à la loupe » quelques années seulement de la vie d'une famille : preuve que la très jeune auteure
Yaa Gyasi aura plusieurs cordes à son arc !
Le Ghana et les USA sont dans ces deux romans les deux pôles entre lesquels naviguent les personnages, de manière différente et complémentaire. Avec, toujours, des structures narratives originales...