Quelle poussière d'images traverse l'oeil à chaque seconde, mémoire tout entière visible !
L'art ne pouvait être qu'une délivrance impersonnelle, un monde enfin sans le monde.
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Encore endormie, elle revint à la molle agitation du jour comme un nageur en plongée remonte à la surface. Son regard ouvrit une trappe d'azur qui le fit tressaillir. Il lui parut une nouvelle fois que rien en elle n'induisait une quelconque unité. Elle répondait aux suggestions du dehors, avec retard et incompréhension, dans un décalage qui justifiait ses dérobades. A la minute, elle faisait appel à des énergies disparates, comme si la réalité n'était qu'une embarcation hétéroclite d'espace et de mémoire où l'on devait allumer ses fanaux.
L'art est un usage perdu du temps.
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Au perron d'une vaste chapelle au lourd portail de fer, sur une stèle couchée que la neige nappait, le reflet jaune et bleu du vitrail l'absorba longtemps. Ce grain tissé de la lumière, flocon de silence dans l'éclaircie, et ce feu prismatique à fleur d'un marbre translucide et poreux, composaient l’éphémère intangibilité de la sensation, le chef d’œuvre orphique. Les plus beaux tableaux sont dans l’œil du peintre, battements de cils à jamais perdus.
Il ne s’agissait pour lui que d’en finir avec la superstition du réel, comme on ouvre au ciel un tombeau d’Égypte. L’art devait le conduire au-delà du sommeil.
Il s’agissait avant tout de décrocher l’œil de ses habitudes, vers une vision hors mémoire, suspens vide dans un pur espace identique à l’esprit enfin désincarné.
Lorsque seul compte l’équilibre au cœur d’un chaos pacifié, peindre est la même chose qu’être ; la nuit intime coïncide avec l’ombre inventée des couleurs. Mais il lui fallait pour cela imposer une matière en état d’irradiation, comme des laves mal éteintes.
Gabriel croisa son regard avec cette impression de perdre pied, comme lors d’un sursaut d’endormissement. Quelque chose en elle d’inconciliable et de disloqué l’attirait sans qu’il pût s’en défendre ni vraiment le nommer. Les yeux de Christel recelaient une rupture, un divorce intime, une sorte de brouillage entre corps et lumière. Si proche, son visage trahissait les variations de l’âme comme palpite une ombre sous un soleil variable.