Nous sommes en Pologne à la fin des années trente. Nous découvrons la vie ordinaire d'un shtetl semblable à tant d'autres et sa communauté juive. Deux jumeaux y grandissent, Alter et Ariel, alors que grondent déjà au loin les rumeurs de guerre.
En septembre 1939, la Wehrmacht envahit la Pologne et commence à massacrer tout ce qui ressemble à la différence, celle qui ne convient pas à l'idéologie du IIIème Reich, c'est-à-dire les Tziganes, les Juifs... La famille des jumeaux est ainsi décimée, sous les yeux du seul survivant Alter.
Alter a perdu son alter ego, son double, son frère...
Alter s'enfuit car il est traqué, fuyant les rafales de mitraillettes qui le chassent comme un lapin qu'on cherche à abattre. Il court dans les bois, c'est l'errance parmi des paysages d'horreur, fuyant les tueurs, au milieu des cadavres qui jonchent les routes, au milieu de la forêt où il se réfugie pour dormir parmi les bêtes...
Il va s'identifier définitivement à son frère mort parce qu'il aura vu ce massacre sous ses yeux, c'est le grand traumatise dans lequel il chavire dès les premières pages et qui en même temps le fait tenir debout, lui donne des jambes, des ailes, lui donne le coeur de tenir dans cette barbarie qui déferle comme une vague.
Condamné à l'errance, sa course le mène aux portes du ghetto de Lodz, - l'un des plus grands ghettos de Pologne après celui de Varsovie. Il s'y engouffre, il s'y perd, il se retrouve dans une vie grouillante.
Lodz, c'est cette immense communauté juive, cernée de murs, une sorte de prison à ciel ouvert d'où il n'est pas possible de s'échapper. le doyen du Conseil juif qui y règne en maître, - Chaïm Rumkowski un personnage qui a réellement existé, va faire de ce territoire une vaste cité industrielle, démultipliant les ateliers, les boutiques, les manufactures, d'où sortent des draps, des vêtements, des chaussures, de la bonneterie pour les dames berlinoises...
Chaïm Rumkowski c'est cet étrange personnage mégalomane, très controversé, pantin à la solde des nazies pour les uns, grand protecteur de sa communauté pour les autres, pour que les siens ne soient pas livrés à destination des camps, - enfin pas tout de suite, il veut en sauver quelques-uns, c'est ce dessein qui l'anime.
On pourrait croire que c'est l'attente du désastre et de la mort, - même si nous savons après coup que c'est une antichambre de l'horreur, avant l'anéantissement, avant « la solution finale », mais non pour l'instant ici cela grouille de vie, d'espoir, de solidarité, de fraternité...
Dans le ghetto de Lodz, il y a la vie industrielle avec ses activités qui fourmillent dans tous les sens, mais il y a aussi une vie artistique intense et étourdissante dans laquelle Alter se fond, trouvant
l'univers qui saura résonner avec son âme blessée à jamais.
C'est un monde empli de musique, de théâtre, de comédiens, de bateleurs, de chansonniers, de chants yiddishs.
Et dans ce monde artistique qui tient peut-être à bout de bras l'autre monde déjà désespéré, Alter trouve dans un théâtre de marionnettes le moyen de combattre son traumatisme, de réaliser son rêve le plus cher, créer une marionnette à sa taille, à son image et qui ressemble comme deux gouttes d'eau à son autre frère qui n'est plus là, du moins qui s'était absenté durant quelques temps car voici de nouveau Ariel sous les traits de cette marionnette , mais qui lui ressemble aussi...
Alter, Ariel... Ariel, Alter... À partir de ce moment-là, le texte bascule comme une pièce de théâtre, comme une scène avec ses planches, ses rideaux, ses cordages, ses coulisses, ses doubles cloisons, ses secrets...
Dans cette gémellité extraordinaire perdue, retrouvée,
Hubert Haddad crée un récit picaresque à l'écriture onirique foisonnante, où le sentiment d'humanité apporte sans cesse sa lumière.
Un monstre et un chaos, c'est un peu le monde des toiles de Chagall qui s'enroule dans le tourbillon des mots d'
Hubert Haddad.
Un monstre et un chaos, c'est la barbarie vue à travers les yeux d'un enfant de douze ans, orphelin rebelle, refusant de porter l'étoile jaune, s'esquivant sans cesse comme un chat, derrière les coulisses d'un paysage. La barbarie à visage humain, oui vous savez celle pour laquelle on avait dit au lendemain de la seconde guerre mondiale, plus jamais ça...
J'ai été emporté par le regard de cet enfant qui traverse ce récit, le transcende et nous transperce le coeur par l'humanité qui sous-tend ce texte comme les fondations d'une scène de théâtre...
Il y a ici une puissance romanesque qui m'a séduit, bouleversé, par son écriture, par l'imaginaire de l'histoire d'un jumeau en quête de son double, et qui s'empare de la grande Histoire, du destin peuple juif massacré, dire cela, comprendre cela, dans le contexte d'aujourd'hui où les voix de la bête brune continuent comme jamais de hurler à nos portes...
Essayer de dire sans pathos non pas seulement ce qui fut, - l'horreur absolue que fut la Shoah , mais conjurer la tragédie pour qu'elle ne revienne plus, pour ne pas oublier, pour transmettre...
Comment rendre le rêve plus grand que la nuit ? Comment rendre la vie plus grande que l'horreur ? Comment rendre les mots plus forts que le silence et l'indifférence ?
« C'est arrivé, cela peut donc arriver de nouveau. »
Primo Levi.