Manger le livre

Le livre repéré chez Dora peut être retrouvé dans maintes cures d'hystériques, et d'abord dans la plus célèbre à jamais de toutes, puisque première dans l'histoire de la psychanalyse, celle dit d'Anna O. On relèvera là aussi la présence dans l'ombre d'un livre, un recueil de Shakespeare cette fois, qui collait si fort à la langue et au palais de la jeune juive germanophone que pendant sa malade elle ne pouvait parler... qu'anglais - d'où l'invention de chimney-sweeping et talking-cure. Ce symptôme unique dans les annales, n'a jamais été interprété malgré l'abondante littérature suscitée par Anna O. N'aurait-elle pas "avalé" son Shakespeare en substitution de son propre père mourant.

Le cuit est au cru comme la culture est à la nature.

Négativement et positivement tous les mythes se rapportent à l'origine de la cuisson des aliments . Ils opposent cette façon de se nourrir à d'autres, celle des carnivores, des charognards, etc.

La rencontre du feu signalerait ainsi l'apparition de la culture, de l'homme. Non pas le feu en tant qu'élément abstrait, archétype à la mode Jung-Bachelard, mais concrètement, le feu de cuisine.

... l'ensemble des rites d'un groupe résume, en un "para-langage" fait de langage, l'histoire de ce groupe, son corps de mythes, ce que Lévi-Strauss lui-même souligne mais sans le préciser. "Ce groupe [...] confirme s'il en était besoin que rite et mythe sont en intime connexion."
L'anthropologie aurait ainsi à traiter d'un vaste et unique champ d'étude, la "ritomythologie", dont la mythologie resterait le lieu du code.

Nous sommes convaincus, sans pouvoir le montrer précisément, que l'islam renferme tout autant la même référence fondamentale à la dévoration du Livre. Nous devons l'éclair premier d'où partit notre construction à la rencontre fortuite de la psychiatrie traditionnelle islamique.
Des profondeurs du Sahel africain jusqu'aux communautés musulmanes implantées en Europe, des religieux ou marabouts soignent les maladies mentales de leurs coreligionnaires. Une pratique répandue consiste pour le thérapeute à écrire sur une feuille de papier une série de formules comportant au centre le Nom divin.
Puis, comme dans la sota juive, cette écriture est placée dans un récipient rempli d'eau que le patient boira.
Une enquête menée dans les hôpitaux parisients auprès de malades maghrébins nous a appris qu'ils connaissaient tous cette pratique. On ne peut imaginer qu'elle n'ait pas de référence dans les textes canoniques islamiques - qui restent à trouver.

Montrer le mécanisme manger le Livre dans le christianisme ne représente aucune difficulté. Certains pourraient même nous reprocher d'avoir multiplié les obstacles pour développer notre construction à partir des rites juifs quand le christianisme offre une voie bien plus simple et courte pour établir la même notion - grâce à son Eucharistie.

Chaque groupe [...] se supporte d'un texte princeps canonique, d'un statut, d'un Brith. L'identification primaire consiste à maintenir avec ce texte une lecture intensive, aux franges de la dévoration, cette dévoration devant s'accomplir réellement en des moments privilégiés.

Tout groupe humain - tout peuple, toute religion, mais aussi toute profession, voire toute association - possède des textes de ce type, dits précisément canoniques, où se trouve consignée la quintessence du discours qui supporte ce groupe. Nulle part ailleurs que dans le judaïsme ce mécanisme fondateur n'est aussi clair.

La fête de Kippour, si riche autrefois en sacrifices, devient particulièrement significative de la substitution lire ~ manger. Non seulement elle est le moment d'un carême draconien mais l'occasion d'une lecture continue.L