Dans la règle de 1221, François écrit :
"Nous ne devons pas accorder plus d’utilité à l’argent et aux pièces de monnaie qu’à des cailloux"
L'époque appelle une nouvelle solitude : une solitude qui ne relève pas du repli - mais d'un écart critique. Une solitude qui réplique au sourire fou de l'époque.
Je marche dans les rues de Florence, ma solitude m'oblige à une vie impersonnelle. Cet été, l'abandon trace un feu blanc dans les corps. Les oeuvres sont seules. Les êtres humains ont l'air de tourner autour, comme des mouches. La nuit, lorsqu'on éteint la lumière des musées, lorsqu'on ferme le portail des églises, les oeuvrent continuent : leur vérité ne s'éteint pas elle ne leur est pas donnée par le visage des visiteurs, elle existe sans personne.
Je ne me contente de rien. Je veux jouir poétiquement de l'existence. Je veux connaître la liberté maximale. C'est pourquoi je suis venu vivre en Italie.
La chronologie de mon séjour en Italie est embrouillée : elle répond à l'abondance. La vie la plus ouverte vous destine à la dispersion ; elle multiplie ses attraits.
J’ai proposé une baignade à Barbara. Nous étions le 5 juillet, le jour de son anniversaire. En juillet, il fait quarante degrés. On n’a qu’une envie : se baigner. J’ai emprunté ce matin-là une voiture, et nous avons roulé vers le lac de Némi.
Ceux qui ont lu Le Rameau d’or de James Frazer savent que Némi a été, avant la fondation de Rome, le lieu d’une royauté sacrée. Oreste, après avoir tué sa mère et fui la Grèce, y aurait installé le culte de Diane. En un sens, c’est la mémoire même de ce crime sacré qui règne sur ce bois sauvage d’Italie. On y accède en traversant les monts Albains : une forêt de hêtres et de chênes entoure un lac encaissé dans un cratère éteint, où le ciel miroite. C’est au bord du lac que s’ouvrait le bosquet sacré de Diane, et sans doute les arcs-boutants du temple étaient-ils baignés par l’eau.
Être seul à l'époque du réseau intégral relève de l'impossible. C'est pourquoi la solitude va devenir nécessairement un enjeu politique, en même temps qu'une denrée rare : une chose pour laquelle on va se battre, et qui déclenchera des guerres.
J'improvise une définition. Être amoureux pour un homme, consiste à avoir soif ; par exemple à lécher l'eau d'un lac antique sur la peau d'une femme.
Le contraste, l'inadéquation violente entre la ruine d'un pays et la profondeur de renouveau qu'il prodigue à travers ses œuvres est le vrai sujet d'une vie à Florence. (p. 77)
A quoi reconnaît-on un lieu sacré ? A rien. La basilique Saint-Pierre, à Rome, ressemble moins à la maison du pape qu’à l’intérieur de la baleine blanche. Les bois de Némi sont noirs, poussiéreux, pleins de ronces ; et pourtant l’été s’y glisse comme un couple qui cherche un coin discret : il s’illumine entre les pins, s’enroule avec des soupirs dans la fraîcheur des sous-bois, comme si rien d’autre n’existait que le temps. Le corps qui se dénude dans une forêt semble crier vers l’origine des joies, vers une frayeur qui est sans âge. Rien d’autre n’existe que l’assouvissement. La peau blanche et les cuisses écartées appellent des éclaboussures qui viennent de Lascaux, et de plus loin encore. Une étreinte, même volée à la tristesse d’une chambre d’hôtel, est toujours une effraction qui s’adresse aux dieux. La plus délicieuse, la plus vicieuse, la plus tendre, la plus sale des étreintes est toujours spirituelle. Toutes les étreintes ont lieu dans le bois de Némi.