Les peintres nous ouvrent à la consistance du visible; alors que la sensibilité s'épaissit et que les ténèbres ne cessent de l'engraisser, regarder aujourd'hui de la peinture élargit notre révélation du monde jusqu'à une opulence inespérée.
Je ne sais si quelque chose de nouveau se dévoile alors, si la mort de la Vierge baignée de draperies rouges livre enfin le mystère de tous les chagrins, si Judith en fixant la tête d'Holopherne réussit sa transparence, si la nudité des anges effrontés nous dit que jouir n'est pas un péché, si le doigt de Thomas qui s'enfonce dans la plaie du Christ rencontre autre chose qu'un trou, et si même le pinceau du peintre plonge dans toute blessure afin d'y rencontrer ce qui échappe à la matière, si les ragazzi aux têtes couronnées de raisins vous donnent autre chose que du plaisir, si la chasse qui hurle en continu autour des affaires humaine rencontre un jour son contraire, si le rouge dans les manteaux vous transmet, par-delà le malheur, à la joie d'aimer, si le duveté d'un fruit pâle ou la pulpe d'une gorge de courtisane vous ouvrent à une espérance sans fin -- sans doute est-il impossible de savoir cela, mais une chose est sûre : la lumière arrose mieux la peinture, le soir, quand mon coeur devient clair.
Le noir animal est un charbon d'os de boeuf ou de porc dégraissé qu'on fait bouillir ; et sans doute Le Caravage avait-il ses filières pour les os : il n'est pas rare à l'époque qu'on chargeât des assistants de piller des tombes.
Que notre corps contienne du feu relève de l'évidence (un monde sans feu ferait pitié), mais l'essentiel est la direction qu'on fait prendre à ce feu. Les carnations, le sang et les étoffes roulent sur eux-mêmes à travers un silence de tragédie. L'angoisse possède-t-elle son geste plastique? Les grandes scènes théâtrales et toutes chargées de crime du Caravage répondent oui. La délivrance existe-t-elle? On ne sait pas.
Il y a toujours quelque part un bras qui se tend vers nous, et nous ne le voyons pas. Dieu est absent, et c'est pourquoi la peinture existe : en approchant ma bouche d'une grappe de raisins peinte par le Caravage, j'approche d'un buisson qui rend ma jouissance ardente : je vois le feu -- et si je sais donner ma vie à ce feu, je vois enfin le bras.
Ne sommes-nous pas, face aux oeuvres d'art, la proie de ce rapport fou avec le visible? Peut-être cherchons-nous simplement, comme les oiseaux, à nous nourrir? Notre faim est insatiable, et il nous semble que la peinture, en avançant vers nous ses quadrilatères chargés de couleurs enchanteresses, nous tend des richesses que nous voudrions faire nôtres.
La nuit qu'il s'est injectée dans sa vie répond à une recherche qui lui ouvre les yeux sur la vraie couleur de l'existence.
Sortir de l'enfer, ne serait-ce pas soustraire sa vie, et avec elle la vérité de son âme et de son corps, à l'économie des ténèbres?
L'air si préoccupé de la jeune femme, ses sourcils froncés que j'aimais tant, où je voyais le signe le plus délicat de la noblesse d'esprit, lui venaient en réalité de la besogne qu'elle accomplissait consciencieusement; et moi qui avait détecté dans sa douceur ombreuse quelque chose de baudelairien, j'étais obligé de penser maintenant à d'autres vers de Baudelaire, qui lui convenaient mieux : "Je te frapperai sans colère / Et sans haine, comme un boucher."
Voilà donc ma première héroïne, et le roman qui s'est bâti dans ma vie autour de son surgissement appelait ce genre de minuties qui m'ont ouvert au monde de l'écriture, à ses précisions hallucinées, à la radicalité de l'idée fixe.