Citations sur La huitième vie (72)
C'est peut-être ce jour-là précisément que j'ai compris aussi que dans la courte et banale histoire de ma vie étaient déjà inscrites beaucoup d'autres vies qui côtoyaient mes pensées et mes souvenirs, que je collectionnais et qui me faisaient grandir.
Et oui ! Les mariages durent bien plus longtemps que l'amour
Pourquoi est-ce que j'ai encore l'impression aujourd'hui, à trente-six ans, que je dois tout apprendre, que rien ne m'est inné, que rien ne m'est naturel ?
Autrefois, quand j'avais ton âge, Brilka, je me suis souvent demandé ce qu'il en serait si, au fil du temps, la mémoire collective du monde avait retenu et oublié toute sortes d'autres choses. Si toutes les guerres, tous ces innombrables rois, les souverains, les chefs et les combattants étaient tombés dans l'oubli et qu'il n'était resté dans les livres que des êtres humains qui avaient construit une maison de leurs mains, cultivé un jardin, découvert une girafe, décrit un nuage et chanté la nuque d'une femme : je me suis demandé ce qui nous donne à croire que ceux dont le nom demeure sont meilleurs, plus intelligents et plus intéressants pour la seule raison qu'ils ont résisté au temps. Où sont les oubliés ?
Peut-être que le destin, cette nuit-là, fut attentif à nous pour la première fois, peut-être que sans lui la tapisserie serait restée belle et simple dans ses tons pastel, peut-être que les couleurs soutenues n'y seraient pas entrées, mais peut-être fut-ce tout simplement le hasard qui rassembla ces gens au même endroit, ou une humeur de la Nature, une humeur cruelle, rapide, irrésistible.
Stasia riait d'elle-même, d'un rire cynique et brutal, en songeant qu'elle avait été assez naïve pour croire qu'on pouvait ôter le goût de la guerre à quelqu'un, alors qu'on faisait soi-même fatalement partie de cette guerre.
Tandis que, dans ce pays joyeux et heureux, la moindre liberté se défaisait comme une toile d’araignée mal tissée.
Les gâteaux de Stasia nous permirent de passer l’hiver, et même le printemps, et, en juin 1991, lorsque Boris Eltsine fut élu premier président de la fédération de Russie, notre commerce de gâteaux était florissant. Notre monde sombrait et les gens voulaient se gaver de gâteaux jusqu’à la nausée. – Mon père l’a toujours dit : Plus les temps vont mal, mieux c’est pour la confiserie. Stasia répétait cette phrase comme un mantra cependant que, debout à ses côtés dans notre cuisine, je remuais la substance noire à la lumière des bougies. Elle avait maigri, elle avait les joues tombantes et les yeux brillants, sa robe n’épousait plus avec souplesse les formes de ses hanches mais flottait autour de son corps.
Personnellement, je ne crois pas qu’une révolution soit un cri du peuple ; je crois plutôt, ajouta-t-il profondément songeur, qu’elle naît de la mauvaise conscience des classes privilégiées. – Tu penses donc que c’est mû par ce complexe que le tsar Alexandre II, notre libérateur, a abrogé la loi sur le servage, sans songer que cette démarche pourrait se conclure économiquement et idéologiquement par un désastre ? demanda un fervent bachelier. – Oui, c’est ce que je pense. Car en offrant la liberté aux paysans, il ne fit que rendre plus crûment visibles les différences sociales. Et nous ne devons pas oublier que ces dernières années, des milliers de jeunes gens ont quitté les métropoles pour aller instruire les paysans dans des campagnes où ils n’ont rencontré que désintérêt, résignation et incompréhension. – Et tu penses que c’est en remerciement que cet attentat mortel a été commis sur le tsar libérateur ?
Tu veux être libre ? Alors sois libre. Tu veux danser ? Alors danse ! Tu veux être une épouse, alors sois-le. Ce n'est pas une honte. Mais tout ça n'est pas possible à la fois. Tout avoir, c'est comme ne rien avoir, Taso. Ouvre les yeux. Tu voulais danser, mais en même temps tu voulais être une bonne épouse pour ton mari ; tu veux avoir des amis poètes et en même temps tu veux être invitée aux réceptions du Partu ; tu veux être indépendante et travailler, mais tu es ici depuis bientôt six mois et tu vis toujours chez ta soeur ; tu veux avoir des enfants, mais ils te pèsent comme un fardeau. Que veux-tu exactement ? A qui veux-tu raconter des histoires ?