Citations sur Un tourbillon de sable et de cendre (23)
La boutique n’accueillait plus tout le monde. Un écriteau en vitrine disait : « Les Juifs ne sont pas admis. » Le magasin voisin faisait même plus fort : « Les juifs et les chiens ne sont pas admis. » Comme si les deux étaient synonymes. […].
― A quoi reconnaissez-vous que l’on est Juif ou pas ? Votre écriteau dit que les Juifs ne sont pas admis.
― Je ne les reconnais pas. […]. Nous sommes soumis à des pressions. Les Fascisti nous laissent tranquilles si l’écriteau est à la porte.
― Et les chiens ? Les Fascisti ont aussi quelque chose contre les chiens ? […].
― Je suis client ici depuis des années mais je ne reviendrai pas tant que vous avez cet écriteau en vitrine.
Via Tasso, j’ai trouvé de l’or, cet or qui avait été extorqué aux Juifs de Rome, et j’en ai pris un peu. Je l’ai mis dans mon chapeau et j’ai épinglé mon chapeau sur ma tête pour le cacher durant le trajet en bus. […]. Quand j’ai montré cet or à Angelo, il n’a pas pleuré comme moi. Il a hurlé. Il m’a réprimandée. […]. Je sentais son cœur battre contre ma joue et, même si je ne veux pa qu’il ait peur pour moi, je n’arrive pas à regretter d’avoir pris cet or. J’en prendrais plus. Je viderai le tonneau. Cet or ne leur manquera pas, ils l’ont volé, alors que nous en avons besoin. Ils ont même oublié qu’il est là.
― La valeur d’un homme se résume aux promesses qu’il tient, Eva. J’ai fait une promesse. Tu ne voudrais pas d’un homme qui ne sait pas tenir ses promesses ?
Leurs yeux se rencontrèrent. Il vit qu’elle le croyait. Il qu’elle le croyait. Il vit qu’elle se savait vaincue, qu’elle acceptait cette défaite. Il vit Eva, la petite fille à qui il avait toujours su imposer ses caprices, qu’il avait toujours menée où il voulait. Elle savait qu’il ne cèderait pas. « Angelo l’inflexible », l’avait-elle appelé un jour.
(Camillo à Angelo)
― Tu sais, tu pourrais épouser Eva et l’amener en Amérique. Tu es citoyen américain. Et si elle est ta femme tu pourrais la faire sortir d’Italie. Sortir d’Europe. Tu pourrais la protéger de ce qui est en train d’arriver.
― Pourquoi as-tu peur, Eva ? Tu as fait ça toute ta vie. Tu es une formidable violoniste. Tu as joué devant des milliers de gens. Tu peux bien jouer devant une poignée d’invités à cette soirée. […]. Elle avait peur parce qu’elle serait une Juive dans une salle pleine de policiers allemands, raison précise pour laquelle il arait voulu l’entraîner loin et l’enfermer dans le cloître.
― Je n’ai pas envie de partager ça avec eux, avait-elle murmuré. Mon talent m’appartient. Je ne veux pas les divertir. Je ne veux leur procurer ni plaisir ni satisfaction. Je veux cracher dans leur soupe. Je veux casser des assiettes et empoisonner leur vin. Je ne veux pas jouer pour eux. […].
― Tu joueras. Et tu seras magnifique. La victoire te reviendra, car tu sauras que tu est Eva Rosselli et qu’ils applaudissent une Juive.
- C'était affreux. Ils confisquaient tous les biens personnels. Les gardes disaient que c'était pour nourrir ceux qui ne pourraient pas travailler en arrivant au camp. Ceux qui seraient trop malades, trop âgés ou trop jeunes. Mais j'ai vu les officiers empocher les objets les plus précieux. Et il y avait une femme en train d'accoucher, Eva. Dans la rue, sur le trottoir. Ils refusaient de l'emmener dans un hôpital. Elle a donné naissance à une petite fille en parfaite santé.
La vie edt comme une note tenue : elle persiste sans changer, sans vibrer. Il n'y a pas d'interruption du son, pas de pause dans le tempo. Elle continue, et nous devons la maîtriser ou c'est elle qui nous maîtrisera.
Ils peuvent nous prendre nos maisons, nos biens. Nos familles. Nos vies. Ils peuvent nous chasser, comme ils nous ont déjà chassés autrefois. Ils peuvent nous humilier et nous déshumaniser. Mais ils ne peuvent pas nous prendre notre pensée. Ils ne peuvent pas nous prendre notre talent. Ils ne peuvent pas nous prendre notre savoir, notre mémoire, notre esprit.
La vie est comme une note tenue : elle persiste sans changer, sans vibrer. Il n'y a pas d'interruption du son, pas de pause dans le tempo. Elle continue, et nous devons la maîtriser ou c'est elle qui nous maîtrisera.
Il lui lissa les cheveux d’une main tremblante, la conservant dans son étreinte.
Il s’écoula des longues minutes avant qu’ils puissent en dire davantage, frappés de silence comme si un météore filait vers eux, promesse d’une annihilation certaine; où qu’il aillent, où qu’ils se cachent, le résultat serait le même.
Ils ne bougeaient plus, attendant la fin du monde, serrés dans les bras l’un de l’autre.
Ils respiraient, incapables de traduire les pensées en mots. Après un moment, ce fut une terrible prise de conscience.