ARBRE CLÔTURE
Ici dans le Montana se dresse un arbre solitaire
près de la clôture, un peu comme un arbre
dans les Sandhills du Nebraska, à des
kilomètres d'ici. Quand je traverse cette pâture stérile
semée de cailloux et de trous d'écureuils,
de blaireaux, de coyottes et de serpents à sonnette
(un millier tués en une décennie
car ils cohabitent mal avec les chiens et
les enfants) en une heure de marche avant d'atteindre
cet arbre, je le trouve oppressant. Sans doute
aussi vieux que moi, il résiste à son isolement,
tout noueux et tordu à cause de ses batailles
avec le temps. Je m'assois contre lui et me fonds en lui.
De retour chez moi dans le crépuscule froid et venteux,
il me semble être parti des années.
Je crois à d’abrupts à-pics, à l’orage sur le lac
en 1949, aux vents glacés, aux piscines vides,
au sentier invisible menant à la rivière, à l'ail frais,
aux pneus usés, aux bars, aux saloons, aux tavernes,
aux litrons de vin rouge, aux fermes abandonnées,
aux massifs de lilas rabougris, aux culs-de-sac de routes
en gravillon, aux tas de broussailles, aux fourrés, aux filles
qui n’ont pas viré complètement barjot,
aux tourbillons, aux bateaux en bois qui fuient, à l’odeur
de l’huile de moteur usagée, aux rivières turbulentes,
aux lacs sans cottage perdu dans les bois,
aux primevères poussant dans un crâne de vache,
aux milliers d’oiseaux à qui toute ma vie j’ai parlé,
aux chiens qui m’ont répondu, aux corbeaux de
Chihuahua qui me suivent lors de longues marches.
Le serpent à sonnette fuyant l’eau froide du tuyau,
les dieux inconnus voltigeurs que je vois presque
à gauche de mon œil aveugle, qui luttent pour leur vie
dans un monde qui les écrase sous sa botte.
Traduction de Brice Matthieussent.
Le grand écrivain américain auteur , entre autres, de « Légendes d'automne », « Dalva », « Un bon jour pour mourir » et « Théorie et pratique des rivières » est parti la veille de ce jour de l'heure en plus, le 26 mars 2016, à l'âge de 78 ans.
Au réveil d’une sieste j’ai su en un instant
que j’étais en vie. C’était stupéfiant,
presque effrayant. Émotions et sensations
me submergeaient. Cela ne m’était jamais arrivé.
Sur une chaise bleue dans un pré j’ai réappris
le monde.
Il est trop tard pour séduire l’héroïne de mes histoires.
Lieux (1968)
MARCHER
Extrait 3
marcher jusqu’à Savage’s Lake pour y manger
du pain
et du fromage, boire l’eau fraîche du lac
et dormir
rêvant de feu, de serpent, de poissons
et de femmes
en lin blanc qui marchent, leurs membres tièdes
et roses
sous le tissu ; et puis marcher, marcher
vers la maison
et Well’s Lake, le cerveau en ébullition à cause
de la chaleur, l’après-midi luisant de canicule
jaune,
herbe morte brun terne, sauterelles, oiseaux
engourdis et silencieux ; suivre un chemin
de bûcherons près d’un marais de cèdres
qui semble
frais, ténèbres vertes et gémissement
des moustiques,
…
p.22-23
J'espère définir ma vie, ce qu'il en reste,
par des migrations, au sud et au nord avec les oiseaux
loin de la fièvre métallique des horloges,
le soi fixant l'horloge et disant « Je dois faire cela".
Je ne vois pas le temps sur la langue de la rivière
dans l'air frais du matin, l'odeur fermentée
de la végétation, la poussière sur les parois du canyon,
les hirondelles plongeant vers l'eau vive parfumée.
Sûrement les poissons n'ont pas découvert l'eau
ni les oiseaux l'air. Les hommes ont en partie bâti
des maisons parce que les étoiles les gênaient
et inculqué des âneries à leurs enfants
Parce qu'ils avaient massacré le dieu en eux.
Le politicien debout sur les marches de l'église
adore la grandeur de cette stupidité,
ampoule grillée qui jamais n'imagina le soleil.
Dans l'eau je me souviens
de femmes que je n'ai pas connues : Adriana
rentrant chez elle en dansant au bout
d'une corde, une nuit fraîche de Toscane,
le pommier en fleurs ;
la lune qui - je m'en assurai -
n'était pas tout à fait pleine, une demi lune,
le restant de la vie abandonnée à l'obscur.
(P. 62)
Lieux (1968)
MARCHER
Extrait 5
flotter au-dessus des crêtes broussailleuses
de bois dur et
la cime des pins, toucher à peine terre sur
des kilomètres de longue obscurité ondoyante,
arriver au plan d'eau plus vaste, et là fendre
les tranchées des vagues repliées sur elles-mêmes
marcher jusqu'à un îlot,
étroit, sablonneux, à peine boisé, au milieu
de l'îlot dans un bosquet de cèdres ne petite
source
où je pénètre, en me laissant glisser très loin dans
une masse profonde fraîche obscure infinie d'eau.
p.24
En homme moderne, je n'établis pas de liens indus, bien que mon cœur se débatte tous les jours contre la pulsation toute-puissante et le souffle inconnaissable de l'univers qui sur ma peau chante une chanson dont nous n'avons toujours pas trouvé les mots.