Enfance d'un magicien

A la maison et pour tout ce qui concernait l'éducation, c'était l'esprit de ma mère et sa parole qui faisaient la loi; sous son autorité, tout se rapportait finalement à l'Eglise et à ses solennités, comme si nous vivions davantage sous le regard de Dieu que le commun des mortels.

En effet, ma mère était la fille d'un pasteur et, si restreint que fût l'existence au foyer paternel, si pauvrement qu'elle est ses soeurs eussent vécu, elle gardait une haute idée de son passé, en parlait volontiers et demeurait fidèlement attachée aux usages de piété qui lui rappelaient la maison familiale. Elle lisait la Bible, chantait avec nous des cantiques et nous éleva dans la stricte obédience de notre Eglise dont la doctrine depuis l'époque de Brentius et de J.V. Andrea. Nous apprîmes très tôt qu'il existait de par le monde, et même dans notre pays, nombre d'exécrables doctrines et de fausses croyances.

Il y avait dans notre ville qu'un seul homme sur lequel, petit garçon, je levais les yeux avec une vénération plus grande encore et qui me paraissait dépasser mon père en dignité, noblesse et autorité : c'était celui que nous appelons ici le doyen, c'est-à-dire le plus haut dignitaire ecclésiastique de la ville et du district, de qui dépendent les autres pasteurs aussi bien du chef-lieu que des villages avoisinants. Le doyen était un bel homme, toujours vêtu de noir et coiffé d'un magnifique chapeau; il était de grande taille, se tenait impeccablement droit, tout, en lui, respirait la distinction, la noblesse; son visage barbu et son haut front étaient empreints de sérénité. C'est en partie à cause de ma mère que j'éprouvais pour ce ministre de l'Evangile un respect aussi marqué".

Pour les enfants de la ville, notre père était un personnage mystérieux, qui sortait de l'ordinaire, familier des ondines et des antres lointains et ténébreux où l'on ne pouvait rien discerner, où résonnaient d'étranges échos, d'effrayants ruissellements et où il fallait aller chercher les petits enfants qui s'y étaient imprudemment aventurés. C'est pourquoi beaucoup d'entre eux avaient peur de mon père : c'était l'homme des bois, l'ordonnateur des eaux. Moi-même , bien que je l'aimasse de tout mon coeur, j'avais eu pour lui, pendant mes premières années, un immense respect mêlé de terreur.

La quatrième existence de Joseph Knecht
Ce titre fait allusion aux trois autres existences du même personnage qui sont racontées dans Le Jeu des perles de verre, où l'institution de Castalie propose à ses étudiants d'exprimer la pluralité qu'ils découvrent en eux-mêmes sous la forme de récits dans lesquels ils évoquent leurs existences antérieures sur la terre, à différentes époques, soit qu'ils croient réellement à la métempsychose, soit qu'ils trouvent dans cette évocation un moyen de connaissance individuelle.

Après quoi je devins libraire, dans l'idée de pouvoir enfin gagner ma vie. (...) Pour la première fois de ma vie, je pris un plaisir proche de l'ivresse à nager dans les eaux de la littérature moderne et à me laisser submerger par le flot de ses nouveautés. Cependant, je ne manquai pas d'observer après quelque temps que, dans le domaine de la culture, une existence axée sur le seul présent et sur les nouveautés du jour est un non-sens insupportable, car la vie de l'esprit a pour condition première une référence constante au passé, à l'histoire, aux réalités anciennes et primitives.

J'eus la chance et le plaisir que la maison familiale abritât l'immense bibliothèque de mon grand-père, toute une salle dont les murs étaient tapissés de livres anciens, parmi lesquels on trouvait entre autres la série complète des oeuvres poétiques et philosophiques du XVIIIe siècle. Entre seize et vingt ans je n'ai pas seulement noirci une quantité de pages de mes premiers essais poétiques, j'ai lu aussi la bonne moitié de la littérature mondiale et j'ai étudié l'histoire de l'art, les langues et la philosophie avec une ténacité qui eût largement suffi à des études régulières.

Notre ville natale n'avait pas de secrets pour moi, je hantais familièrement les basses-cours, les forêts, les vergers, les ateliers des artisans, je connaissais le nom des arbres, des oiseaux, des papillons, je savais chanter des lieder et siffler entre mes dents, et bien d'autres choses importantes pour la vie.

(...), ces vérités qui donnaient beaucoup à réfléchir à mon père ne me passionnaient pas, et s'il m'arrivait de ne pas voir se réaliser certains désirs, ou encore si je me disputais avec mes parents ou si je les bravais, il était rare que je cherchasse refuge auprès de Dieu; j'empruntais plutôt d'autres chemins qui, par un détour, me conduisaient de nouveau vers la lumière.

Que ce fût à la maison ou dans ma vie personnelle, la magie avait droit de cité. Outre les armoires de mon grand-pères, il y avait encore celles de ma mère, pleines de tissus, de vêtements et de voiles provenant de l'Asie; en fait de magie, il y avait encore le regard de l'idole qui louchait, l'odeur mystérieuse qui flottait dans plusieurs vieilles mansardes et recoins de l'escalier. Bien des traits de mon être intime correspondaient à ces réalités extérieures. Il y avait bien des choses et des accointances qui semblaient n'exister que pour moi-même et pour moi seul. Rien n'était plus secret, aussi peu communicable, aussi étranger à la vie de tous les jours que ces choses-là, et pourtant rien n'avait autant de réalité pour moi.